Puisque la vidéo des pâturages n´a pas marché, voici quelques images des chevaux...Je convoque les souvenirs car ni Candela ni Handicap (bizarre ce nom n´est-ce-pas ?), ni Odyssea (la mère de la première pouliche mentionnée au nom de "bougie") ne sont plus là à présent: le poulain a été donné à une famille et les femelles ont rejoint le harem de juments que notre cher "loco de los caballos" a ailleurs, en liberté...Seul Balzac (sur la première photo) reste. C´est un très beau pur sang arabe, devenu assez craintif à force d´être en captivité mais très friand de pommes comme les autres. Je dois encore prendre en photo ses deux autres compagnons qui vivent là depuis quelques mois, l´hermaphrodite Izabel et le bel Hindi, qui vaque libre autour de la masia et ne grossit pas malgré tout ce qu´il broute. Pour l´instant leur propriétaire ne me laisse pas les monter sous prétexte que l´un me ferait faire du rodéo, que l´autre a mal à la patte mais je ne désespère pas...Ce n´est pas très grave à vrai dire car leur compagnie seule me remplit de joie : c´est le prolongement d´un rêve de petite fille (avoir un cheval) mais quand on est enfant on ne réalise pas que le plus délicieux dans "l´avoir" est justement de ne pas avoir mais de profiter de la présence de ce qui nous enchante. Ainsi je pourrais davantage me définir en faisant la liste de tout ce que je n´ai pas plutôt que ce que j´ai en concluant que cette série "d´absence de" est beaucoup plus précieuse...Ne possédez rien et rien ne vous enchaînera, disent les Bouddhistes...
lundi 19 novembre 2007
dimanche 18 novembre 2007
quand le paradis se transforme en monde de bruts...
Qui sont les bêtes ?
Ce texte n´est pas fictionnel. Toute ressemblance avec les êtres réels ne sera donc pas fortuite et d´ailleurs je me demande si les auteurs ont déjà maquillé l´identité de chats, chiens ou chevaux... Comme leur droit à l´image ne semble pas non plus problématique, j´accompagne ce récit d´une petite vidéo - sans aucune valeur artistique - qui rend hommage aux animaux qui sont les protagnistes et les tristes victimes de cette histoire...
Il y a peu, j´ai publié un texte sur "L´arbre à plumes" pour parler de la menace de construction d´un Polygone industriel aux pieds de Montserrat, dans le village où vit David, Collbató. Premier paradis menacé. La "masia" (un "mas" en français) que nous habitons (moi par intermittence puisque j´ai aussi un pied à Barcelone) est (était ?) l´autre petit paradis : vue sur la montagne (et prochainement vue sur le Polygone si nous perdons la lutte), champs d´oliviers, d´amandiers, de vignes tout autour, des vallons sages et des bois plein d´oiseaux, la visite parfois d´un bel aigle et puis le silence, la paix de la campagne, la solitude créatrice...Il y a à peine deux ans, un homme est venu nous voir car il cherchait un espace pour une de ses juments qui allait mettre bas (autour de la maison, il y a des dépendances agricoles qui n´étaient pas occupées). Il s´est mis d´accord avec le propiétaire de la masia et nous avons vu débarquer qqs jours après - avec bonheur - 2 juments qui ont donné vie à un poulain et une pouliche et il y avait aussi 1 autre jeune cheval (le "1" se multiplie facilement apparemment). Petit à petit nous nous sommes rendu compte que le propriétaire de ces chevaux en avait une bonne douzaine ailleurs, se définissait lui-même comme un "loco de los caballos" ("fou des chevaux") et, à part d´être effectivement assez fou - quoique sympathique - il souffrait de ce que j´appelerai le syndrome "du mal-amour" car s´il venait bel et bien tous les jours nourrir les chevaux, il ne les sortait pour ainsi dire jamais. Nous avions eu déjà qqs discussions avec lui à ce propos et au moment où nous avions obtenu du propiétaire de la masia qu´il lui laisse un bout de champ pour laisser vaquer à l´air libre ses chevaux (en prévoyant une barrière ou je ne sais quoi pour ne pas qu´ils s´échappent), il n´a pas saisi à temps l´opportunité et s´est présenté alors un deuxième fou, cette fois nettement beaucoup plus sévère quoique n´en laissant rien paraître au premier abord, demandant cette fois au propriétaire de louer ses dépendances pour y mettre...ses chèvres ! Et c´est à ce moment là que j´ai compris que la folie de l´un ne se mesure qu´en la comparant à celle d´un autre. Depuis, le propriétaire des chevaux - qui a laissé l´un d´eux à l´état libre pour notre plus grande joie - me parait relativement sensé et en tout cas beaucoup moins nocif envers ses "protégés". La deuxième arrivée a eu lieu en août et quand nous sommes revenus de vacances nous avons immédiatement constaté que le nouveau "fou" ne respectait absolument pas le pacte passé avec le propriétaire qui avait demandé l´aval de David sur l´installation de ces nouveaux voisins "cabrins": outre le fait que les chèvres cohabitaient avec des moutons (jusque là rien de trop anormal), il avait aussi apporté une famille de porcs (dont une truie aussi grosse qu´une baleine) et des oies. David a lutté qqs semaines pour qu´il vire finalement les cochons, ne fasse plus passer les chèvres dans le patio où il gare la voiture et ne détruise pas le paysage avec sa tendance rustre de laisser traîner partout son barda. Je précise que ni le fou des chevaux ni le fou des chèvres ne vivent ici, heureusement. Mais ceci prouve tout-de-même la facilité de certaines personnes à faire subir aux autres les désagréments que peut engendrer leur bétail, changement de parfum de l´air, multiplication de mouches etc etc. D´autre part, les deux ont commencé à s´échanger des mots doux sur le droit de l´un ou l´autre à occuper cet espace, sur le fait de laisser un cheval en liberté, ou sur leur façon de faire ("on voit la paille dans l´oeil de son voisin mais pas la poutre dans le sien"), si bien que l´on avait l´impression à certains moments d´arbitrer un match de véritables tarés (il n´y a pas d´autre sème...) et que l´on a été sollicités parfois à veiller sur la pouliche contre laquelle l´autre fou furieux avait menacé de brandir sa carabine si l´autre ne faisait pas ceci ou cela....bref adieu paix et silence des montagnes ! Moi qui me disait au départ que celui qui avait les chèvres avait l´air d´être un paysan qui allait traiter dignement ses animaux, je me suis vite aperçue qu´il n´en était rien et je me suis mise à regretter la présence unique de notre premier fou, somme toute très inoffensif malgré sa propension à s´exprimer dans une langue de Cervantès très imagée qui me permet par ailleurs d´intégrer les mille subtilités du castillan... D´autre part, le projet initial de construire une sorte d´étable un peu plus bas est resté à l´état d´ébauche et petit à petit on a également constaté que le "pasteur" ne venait pas quotidiennement nourrir ses bêtes, qu´elles ne sortaient plus brouter, bref qu´elles étaient, à l´image de l´horrible structure férailleuse laissée en plan, à l´état d´abandon. Je suis rentrée une première fois il y a environ un mois, accompagnée d´un couple d´amis venu nous rendre visite, dans "la grange" actuelle qu´occupent les animaux. Nous avons alors eu notre premier choc : deux chèvres étaient mortes au milieu des autres qui n´avaient rien à manger. Ceci commençait à confirmer la mauvaise réputation de cet homme, apparemment déjà tristement connu pour avoir laissé mourir des chèvres, jeté d´autres dans une rivière...L´autre surprise a été la réduction notable du nombre de bêtes : en août il y en avait environ 50-60 et là je n´en comptais plus que 25. Après avoir appelé le propriétaire de la masia et lui-même mais en vain car il ne nous répond jamais, il est passé pour faire disparaître les cadavres (où ?) et remplir les bacs de pommes et patates crues, bon appétit le bétail, en prétextant une maladie de sa femme pour justifier ses absences (être paysan et avoir des animaux n´implique t- il pas une contrainte quotidienne à laquelle on ne peut couper ?). Depuis ce jour-là, je passe régulièrement voir la situation. A chaque fois je compte moins d´animaux, un chevreau qui disparaît, 2 moutons de moins, bizarre...Jusqu´à la semaine dernière où, fidèle à mon inspection hebdomadaire, je découvre une nouvelle chèvre morte et plus une seule patate dans les bacs, des chèvres et des moutons squelettiques...la colère m´est montée si vite qu´elle a donné raison immédiatement au rêve que j´avais fait la nuit antérieure : libérer tous les animaux qui nous entourent et qui sont de véritables prisonniers. Ni une ni deux, j´ai donc été me changer et me suis transformée en bergère : il n´a pas fallu beaucoup de temps pour que le bétail s´en remette à moi avec confiance, sorte à toute berzingue vers les champs de liberté et j´ai vite appris à mener un troupeau : ce n´est pas difficile, il suffit de compléter l´expression "suivre comme un mouton" par un élément déterminant : celui qu´ils suivent ce n´est pas le berger mais "le mouton devant", qu´une chèvre a à peu près la même psychologie et qu´il suffit donc de se placer derrière en faisant parfois des mouvements latéraux pour obtenir la trajectoire désirée. Une fois le pâturage atteint, quel bonheur de les voir manger à leur faim, observer leur extrême pacifisme et de se mettre dans un coin au soleil, un bouquin à la main et l´oeil attentif en cas de "broutage buissonnier" mais à vrai dire, pas de souci de ce côté là, l´esprit moutonnier n´est résolument pas aventurier. Pas besoin du chien non plus (car oui il y avait aussi un chien accroché, en détention lui aussi - et un autre malade qui n´était plus là (mort ?)) mais il était tellement affamé qu´il se précipitait sur le chevreau, entrait dans la grange et s´intéressait d´un peu trop près à la chèvre morte, du coup je me suis vite passée de ses bons et loyaux services, l´ai rattaché et après la ballade des moutons-bouc-chèvres j´ai été lui chercher des vivres. Le lendemain, j´ai renouvellé l´expérience pastorale, adoptant un air détaché quand un voisin d´un mas un peu plus loin m´observait avec étonnement. En rentrant le bétail rassasié et fort content de cette deuxième excursion, j´ai décidé d´explorer les "étables" à côté de leur pièce car j´avais remarqué que le fou en avait bloqué l´accès par un sytème compliqué de noeuds, barrières etc. Je savais que j´allais avoir de mauvaises surprises en ouvrant mais j´étais également convaincue qu´il était temps d´agir contre le mauvais traitement infligé à ces pauvres animaux. Après bien des manipulations pour défaire l´embrouillis de noeuds, je découvris donc (âmes sensibles réfléchissez avant de lire) une brebis morte en mettant bas, la tête de son agneau sortant de son ventre ; en soulevant un plastique à ses pieds, une chèvre morte...La pièce censée renfermer les oies dégageait une odeur épouvantable mais la porte ne cédait pas ; j´y aperçus la tête d´une chèvre et des oies mortes. En grimpant sur une échelle j´ai essayé de dégager le faux plafond de cet enclos, en vain et j´ai compris alors que je pouvais faire coulisser deux planches de bois qui masquaient une partie ouverte d´un des murs. Je le fis et, le coeur bien accroché, eus à supporter une nouvelle vision d´horreur : s´entassaient un squelette de chèvre, un crâne de bouc, des cadavres en décomposition, morts à des dates différentes vu leur état, je devais résister encore un peu pour prendre les photos que je pouvais, le soir tombait et l´espace était restreint. Je revins ensuite chez nous, écoeurée et en rage, David appelant le propiétaire, moi le service d´agriculture pour savoir à qui adresser une dénonciation, j´ai écrit une lettre, envoyé les photos - le propriétaire et David ont fait une gaffe car en avertissant le fou criminel de la situation il s´est passé ce qui devait se passer, à savoir qu´il est venu dans la nuit ou le lendemain à l´aube pour faire disparaître les cadavres (encore une fois : où ?), si bien que le lendemain les propriétaires de la masia n´ont pas pu voir le pire, ni le vétérinaire qui, alerté par mes images, est venu deux jours plus tard, mais il semble qu´ils en aient vu quand-même assez avec les photos et mon témoignage et la procédure est en route, les propriétaires ont enfin compris que le fou ne pouvait absolument pas rester là et qu´il fallait maintenant essayer de sauver les bêtes survivantes. En racontant cette histoire à une amie, elle m´a immédiatement dit "Il faut que tu l´écrives" mais je suis incapable de transformer l´horreur de cette réalité en fiction ; par contre l´écrire ici me permet en effet d´expulser la charge négative de ce que j´ai vu, la puanteur qui m´est restée longtemps dans le nez...Je témoigne aussi pour la mémoire de tous ces animaux qui sont si souvent les victimes des hommes, et archive les photos de ceux qui ont survécu à cette terrible histoire. Que va t-il advenir d´eux ? Nous ne le savons pas encore : le fou ne semble pas avoir les papiers de ses bêtes et c´est peut-être mieux ainsi car s´il les avait il pourrait aussi bien les envoyer à l´abattoir (quoique le vétérinaire dise qu´elles sont si maigres qu´elles ne feraient qu´un aller-retour). J´ai verbalisé ma colère un matin contre ce monstre - qui essaie à chaque fois de mentir et raconter des histoires - mais nous nous tenons aussi à distance car on ne sait jamais de quoi est capable un individu qui laisse mourir des animaux, ne se préocuppe ni de leurs cadavres ni de l´hygiène et les fait disparaître avec autant de facilité quand il court le risque d´avoir une poursuite judiciaire ou des amendes. Prudence donc mais on ne peut rester passif devant ce genre de pratiques...Tous ceux qui lisent cet article et qui ont des conseils ou des connaissances particulières dans ce domaine (traitement des animaux, dénonciations etc), n´hésitez pas à m´en faire part...Désolée pour le peu de poésie de ce témoignage - je vous épargne évidemment les photos de l´horreur et ne sélectionne que celles qui rendent hommage à la vie, mais voilà de quoi est pétri mon quotidien actuellement (et cela ne me laisse pas le temps d´écrire autre chose !) ; malgré tout cela, être bergère à mes heures perdues me plaît beaucoup et je suis sûre que les transhumances sont aussi riches, pour la vie intérieure, qu´un Vipassana hindou...
lundi 5 novembre 2007
A l´ombre des Balkans...
première ballade balkanique
Ballade balkanique : impressions en clair-obscur...
Il est des pays que notre mémoire a peint de gris. L´aube s´y lève sans lumière, la nuit est aussi pâle que le jour, l´herbe n´y reflète pas les rayons, il n´y a pas de rayons, il n´y a pas d´herbe non plus. Seul le ciment est fidèle au ciel, à ses nuages persistants, couleur nostalgie. Novembre toute l´année. Et sur les visages, des rides comme la froissure d´un vieux torchon oublié, poussiéreux et nul sourire qui vienne chasser l´abattement. Les cernes entourent l´ombre blafarde de l´expression déjà sombre. Même les chiens et les chats font des gueules d´enterrement.
Il est des pays que les projecteurs du monde nous ont révélé dans ce clair-obscur que la mémoire a capté sans pouvoir s´en défaire. Condamnés à leur légende triste et à un brouillard entêtant. Le nom de leurs villes résonne comme des sentences funèbres : champs de bataille et terrains dévastés, on n´imagine que de vastes étendues désolées, désertées, des barres d´immeubles raides comme des poteaux électriques, pas âme qui vibre, du gris encore, résolument, rien d´autre que du gris, à peine des nuances, un sale gris mélange de noir et de blanc, avec plus de blanc que de noir, et qui plus est un blanc neige souillée, un gris pâle vraiment mauvaise mine.
Il est des pays qu´il faut absolument aller voir de plus près pour leur redonner leurs véritables couleurs. Pour recolorer, surtout, notre mémoire et notre esprit trompés par la vision du monde que l´on s´entête à nous donner. Ainsi en est-il de pays si proches qui nous semblaient si lointains quand la guerre les plongeait dans ces sphères sans teinte, ces déserts d´amertume et de douleur. J´ai vu les cicatrices de cette guerre sur les pierres des bâtiments : criblées de balles avec parfois des trous béants, obus transperçant l´illusion de la solidité et laissant voir le vide derrière les parois, les étages écroulés et les vestiges de carreaux de salles de bain où l´intimité n´a plus de paravent, où un chien aventureux pourrait faire exploser encore une bombe, où les fils électriques n´ont plus d´autre connexion que l´air qui circule et siffle entre les fenêtres sans vitres, les charpentes sans toits. J´ai vu des femmes habillées de noir, des adolescents pâles, des hommes sur des roues, ils avaient perdu leurs jambes. Ces femmes souriaient, les sourires édentés sont parfois les plus lumineux, ces adolescents couraient, ces hommes dirigaient d´intenses regards clairs vers des bâtiments intacts, majestueux, survies de l´histoire. J´ai écouté un homme suggérer avec autorité à un étranger qui dirigeait son appareil vers une maison détruite de tourner son regard vers l´autre versant de la montagne et de photographier les ruines innocentes du château médiéval. Combien de ses souvenirs restaient accrochés aux parois délabrées de cette maison, combien de rires n´y avaient plus d´écho, combien de pas, de notes de musique, de bruits de vaisselle, de cris d´enfants, d´exclamations d´hommes, de soupirs de vieux, de colères et de fêtes, de repas fastueux après le ramadan ou de Noëls gourmands, il n´y avait pas de nom devant la porte, il n´y avait plus de porte, combien de ces souvenirs résonaient là quand à nos yeux ces lieux ne sont que la mémoire triste, et documentaire, d´une guerre qui nous fut étrangère ? J´ai vu un musulman pêcher entre la mosquée reconstruite, pierre par pierre, pierres claires du pays de Stolac, et les tombes noires des civils morts le même jour, l´eau brillait cristaline entre la terre où repose ces hommes jeunes, Mustafa, Omer, Mohamed, et le lieu de culte érigeant, blanche, une dignité rescapée. Et j´ai vu aussi les images du siège, un couple de personnes tombées de leur bicyclette, une chute sur le sol froid dont ils ne se relèveront pas, et une femme qui courait en protégeant son bébé contre son sein pour traverser une avenue cernée par les tireurs cachés en haut d´immeubles, la peur se lisait sur son visage, et j´ai vu encore un homme plié en deux sur une barrière devant un marché, des lambeaux de chair pendus à ce qui avait été son corps, un corps qui n´était que béance, mes yeux sont restés paralysés longtemps devant ce trou noir, de quoi sont constitués les hommes pour laisser autant de place au vide, de quel vide sont constitués les hommes à la place du coeur, l´insoutenable crevait l´image, l´ennemi pourtant devait avoir un visage, le photographe aussi. Et puis j´ai vu les étendues silencieuses de cimetières aux stèles blanches ou noires, avec des dates de naissance qui ne se ressemblaient pas et la même date de mort, 1993, 1994, 1995. Et je n´ai pas pu aller cueillir de fleurs sauvages pour rendre hommage à ces hommes et ces femmes, ni dans les prés lumineux ni dans les bois de pénombre silencieuse car une tête de mort noire sur du fer blanc cerné de rouge m´expliquait en langue universelle que le danger rôdait encore, l´inscription en bosniaque ou en anglais n´apportait rien d´autre d´essentiel même si je reconnus le mot « mines ». J´ai vu de près tout ce gris de la mémoire, ce qui reste de ce gris, couleur de souffrance ici, couleur d´indifférence à quelques pas de là.
Alors j´ai voulu voir aussi ce qui n´était pas gris puisque je venais jusque là depuis les pays d´indifférence. J´ai plongé mes yeux dans les gorges profondes de la Netva, les nuances de vert émeraude et de vert jade, la beauté des arbres, l´ombre des montagnes et la blancheur éclatante de la maison des derviches contre la roche austère. J´ai connu un enfant au nom de Mirsade, petit homme adulé de toutes les femmes autour de lui, mère, grand-mère, tante, il menait la danse de son royaume, météorite vivante des générations d´hommes fauchées comme les mauvaises herbes. J´ai regardé aussi la mer impassible et profonde, bleu de paix. La nuit, les étoiles se racontaient la bonne aventure. Le jour, les visages souriaient doucement, confiants. J´ai observé l´accent circonflexe que dessine le pont glissant de Mostar, ce point d´honneur où l´est et l´ouest se rejoignent, et j´ai imaginé les plongeurs qui venaient lancer leurs corps gonflés de vie au-dessus du vide, défiant les vents opposés. Il se multipliait à l´infini dans la ville, le vieux pont du passé, le pont blessé puis détruit et le pont flambant neuf, mais avec ce sourire caractéristique des beaux visages lassés par le temps qui ont voulu se refaire une jeunesse au bistouri, un sourire figé, glacé par la chirurgie qui a étouffé la respiration fluide de l´âme. Je l´ai reconnu encore sur le bras tatoué d´un homme et j´ai compris qu´il était le coeur de leur histoire. J´ai vu des jeunes femmes voilées donnant la main à un fiancé catholique, chahutant la tendresse, pratiques peu orthodoxes et j´ai vu le musée des « Broken relationships », où se collectionnent des objets qui racontent une histoire, l´amour perdu. Les dômes étaient verts, les tapis rouges, les moulins à café cuivre ou or, les cheveux bruns, les yeux bleus ou jade, les voiles jaunes, blancs ou roses, les bureks dorés, les rues ensoleillées et la rivière brillait là aussi...A l´ombre de la mémoire blessée, il y a peu de gris sur cette terre au goût de lumière et au milieu d´une maison en ruines, j´ai vu un jeune arbre qui poussait, ses feuilles vertes se frayaient un chemin entre les fenêtres crevées, et j´ai pensé alors que la vie renaissait toujours du pire, que le nom des Balkans, peu à peu, perdra dans notre mémoire sa sonorité de détonation, son drapé anthracite, sa brume mélancolique. L´arbre donnera des fruits que les enfants cueilleront ensemble, Mirsade, Bojan et Sača...
Il est des pays que notre mémoire a peint de gris. L´aube s´y lève sans lumière, la nuit est aussi pâle que le jour, l´herbe n´y reflète pas les rayons, il n´y a pas de rayons, il n´y a pas d´herbe non plus. Seul le ciment est fidèle au ciel, à ses nuages persistants, couleur nostalgie. Novembre toute l´année. Et sur les visages, des rides comme la froissure d´un vieux torchon oublié, poussiéreux et nul sourire qui vienne chasser l´abattement. Les cernes entourent l´ombre blafarde de l´expression déjà sombre. Même les chiens et les chats font des gueules d´enterrement.
Il est des pays que les projecteurs du monde nous ont révélé dans ce clair-obscur que la mémoire a capté sans pouvoir s´en défaire. Condamnés à leur légende triste et à un brouillard entêtant. Le nom de leurs villes résonne comme des sentences funèbres : champs de bataille et terrains dévastés, on n´imagine que de vastes étendues désolées, désertées, des barres d´immeubles raides comme des poteaux électriques, pas âme qui vibre, du gris encore, résolument, rien d´autre que du gris, à peine des nuances, un sale gris mélange de noir et de blanc, avec plus de blanc que de noir, et qui plus est un blanc neige souillée, un gris pâle vraiment mauvaise mine.
Il est des pays qu´il faut absolument aller voir de plus près pour leur redonner leurs véritables couleurs. Pour recolorer, surtout, notre mémoire et notre esprit trompés par la vision du monde que l´on s´entête à nous donner. Ainsi en est-il de pays si proches qui nous semblaient si lointains quand la guerre les plongeait dans ces sphères sans teinte, ces déserts d´amertume et de douleur. J´ai vu les cicatrices de cette guerre sur les pierres des bâtiments : criblées de balles avec parfois des trous béants, obus transperçant l´illusion de la solidité et laissant voir le vide derrière les parois, les étages écroulés et les vestiges de carreaux de salles de bain où l´intimité n´a plus de paravent, où un chien aventureux pourrait faire exploser encore une bombe, où les fils électriques n´ont plus d´autre connexion que l´air qui circule et siffle entre les fenêtres sans vitres, les charpentes sans toits. J´ai vu des femmes habillées de noir, des adolescents pâles, des hommes sur des roues, ils avaient perdu leurs jambes. Ces femmes souriaient, les sourires édentés sont parfois les plus lumineux, ces adolescents couraient, ces hommes dirigaient d´intenses regards clairs vers des bâtiments intacts, majestueux, survies de l´histoire. J´ai écouté un homme suggérer avec autorité à un étranger qui dirigeait son appareil vers une maison détruite de tourner son regard vers l´autre versant de la montagne et de photographier les ruines innocentes du château médiéval. Combien de ses souvenirs restaient accrochés aux parois délabrées de cette maison, combien de rires n´y avaient plus d´écho, combien de pas, de notes de musique, de bruits de vaisselle, de cris d´enfants, d´exclamations d´hommes, de soupirs de vieux, de colères et de fêtes, de repas fastueux après le ramadan ou de Noëls gourmands, il n´y avait pas de nom devant la porte, il n´y avait plus de porte, combien de ces souvenirs résonaient là quand à nos yeux ces lieux ne sont que la mémoire triste, et documentaire, d´une guerre qui nous fut étrangère ? J´ai vu un musulman pêcher entre la mosquée reconstruite, pierre par pierre, pierres claires du pays de Stolac, et les tombes noires des civils morts le même jour, l´eau brillait cristaline entre la terre où repose ces hommes jeunes, Mustafa, Omer, Mohamed, et le lieu de culte érigeant, blanche, une dignité rescapée. Et j´ai vu aussi les images du siège, un couple de personnes tombées de leur bicyclette, une chute sur le sol froid dont ils ne se relèveront pas, et une femme qui courait en protégeant son bébé contre son sein pour traverser une avenue cernée par les tireurs cachés en haut d´immeubles, la peur se lisait sur son visage, et j´ai vu encore un homme plié en deux sur une barrière devant un marché, des lambeaux de chair pendus à ce qui avait été son corps, un corps qui n´était que béance, mes yeux sont restés paralysés longtemps devant ce trou noir, de quoi sont constitués les hommes pour laisser autant de place au vide, de quel vide sont constitués les hommes à la place du coeur, l´insoutenable crevait l´image, l´ennemi pourtant devait avoir un visage, le photographe aussi. Et puis j´ai vu les étendues silencieuses de cimetières aux stèles blanches ou noires, avec des dates de naissance qui ne se ressemblaient pas et la même date de mort, 1993, 1994, 1995. Et je n´ai pas pu aller cueillir de fleurs sauvages pour rendre hommage à ces hommes et ces femmes, ni dans les prés lumineux ni dans les bois de pénombre silencieuse car une tête de mort noire sur du fer blanc cerné de rouge m´expliquait en langue universelle que le danger rôdait encore, l´inscription en bosniaque ou en anglais n´apportait rien d´autre d´essentiel même si je reconnus le mot « mines ». J´ai vu de près tout ce gris de la mémoire, ce qui reste de ce gris, couleur de souffrance ici, couleur d´indifférence à quelques pas de là.
Alors j´ai voulu voir aussi ce qui n´était pas gris puisque je venais jusque là depuis les pays d´indifférence. J´ai plongé mes yeux dans les gorges profondes de la Netva, les nuances de vert émeraude et de vert jade, la beauté des arbres, l´ombre des montagnes et la blancheur éclatante de la maison des derviches contre la roche austère. J´ai connu un enfant au nom de Mirsade, petit homme adulé de toutes les femmes autour de lui, mère, grand-mère, tante, il menait la danse de son royaume, météorite vivante des générations d´hommes fauchées comme les mauvaises herbes. J´ai regardé aussi la mer impassible et profonde, bleu de paix. La nuit, les étoiles se racontaient la bonne aventure. Le jour, les visages souriaient doucement, confiants. J´ai observé l´accent circonflexe que dessine le pont glissant de Mostar, ce point d´honneur où l´est et l´ouest se rejoignent, et j´ai imaginé les plongeurs qui venaient lancer leurs corps gonflés de vie au-dessus du vide, défiant les vents opposés. Il se multipliait à l´infini dans la ville, le vieux pont du passé, le pont blessé puis détruit et le pont flambant neuf, mais avec ce sourire caractéristique des beaux visages lassés par le temps qui ont voulu se refaire une jeunesse au bistouri, un sourire figé, glacé par la chirurgie qui a étouffé la respiration fluide de l´âme. Je l´ai reconnu encore sur le bras tatoué d´un homme et j´ai compris qu´il était le coeur de leur histoire. J´ai vu des jeunes femmes voilées donnant la main à un fiancé catholique, chahutant la tendresse, pratiques peu orthodoxes et j´ai vu le musée des « Broken relationships », où se collectionnent des objets qui racontent une histoire, l´amour perdu. Les dômes étaient verts, les tapis rouges, les moulins à café cuivre ou or, les cheveux bruns, les yeux bleus ou jade, les voiles jaunes, blancs ou roses, les bureks dorés, les rues ensoleillées et la rivière brillait là aussi...A l´ombre de la mémoire blessée, il y a peu de gris sur cette terre au goût de lumière et au milieu d´une maison en ruines, j´ai vu un jeune arbre qui poussait, ses feuilles vertes se frayaient un chemin entre les fenêtres crevées, et j´ai pensé alors que la vie renaissait toujours du pire, que le nom des Balkans, peu à peu, perdra dans notre mémoire sa sonorité de détonation, son drapé anthracite, sa brume mélancolique. L´arbre donnera des fruits que les enfants cueilleront ensemble, Mirsade, Bojan et Sača...
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