Un long trajet vers un grand pays aux serrures compliquées. Tout y rouille, sauf le ciel.
Paul Eluard.
Une fois une ville apprivoisée, il y a les voyages. Et, dans ces voyages, l’expérience troublante des autres villes, des autres régions et ce constat : malgré l’immensité, on reconnaît partout une ville chinoise. J’ai traversé le pays du nord-ouest (Xinjiang) jusqu’au sud-est (Guangdong), puis longé toute la côte est (du nord de Pékin au sud du Fujian), et vu l’île de Hainan (le petit « Hawaï chinois ») pour arriver à cette conclusion : au-delà de la diversité, il y a cette incroyable unité, presque inquiétante, et finalement assez déprimante vu son manque de beauté, de l’urbanisme chinois. Cette architecture de toc. Même au fin fond des vallées isolées du Fujian, là où vivent les Hakkas dans leurs superbes tulous[1], je suis tombée nez-à-nez avec un de ces bâtiments « salle-de-bains » blanc et rose. Le kitsch absolu, la mauvais goût au cœur des séculaires rizières. Je cherchai une explication raisonnable à un tel affront en me tournant vers Tian Bao, m’assurant avant tout qu’il partageait mon dégoût : « Tu ne trouves pas ça horrible toi ? » - « Si si, c’est affreux », me rassura t-il, « mais tu sais pour beaucoup de Chinois, c’est plus solide que les vieilles maisons, c’est plus propre aussi ». J’imaginais en effet assez facilement le coup de karcher passé sur la surface lisse des petits carreaux. Quoiqu’ils ne doivent pas le faire si souvent puisque ma première impression en rentrant en France après un an d’absence, c’était que nos façades étaient si propres qu’elles semblaient avoir été soigneusement lavées à la main. « Il y a des Chinois à qui ça doit plaire » ajouta ensuite mon compagnon de route, confirmant ce que je redoutais. Mais pas tous heureusement…Son amie de Shanghai définira le quartier où elle habite comme « très laid » et son compagnon pékinois me dira lui aussi qu’il déplorait complètement ce type d’architecture. J’étais simplement exposée là encore à ce qui me déprime le plus en ce bas monde : la culture du mauvais goût (que j’ai pris l’habitude de surnommer aussi « la culture du nul »). Je ne pouvais reprocher aux descendants de Confucius de trouver beau ce qui représentait à mes yeux le summum de la laideur, sans penser à tout ce qui me sépare également de bon nombre de mes compatriotes en matière de goût : les pavillons moroses, les grandes surfaces, les émissions à la télé, les Mac Do…Ces écarts d’affinités ne me dérangeraient finalement pas si cette culture qu’on dit « de masse » ne me donnait l’impression de prendre le pouvoir et devenir franchement dominante. C’est peut-être d’ailleurs une certaine forme de beauté, une culture oubliée ou le monde de leurs songes que les voyageurs recherchent aussi éperdument – et avec beaucoup d’illusions - quand ils partent.
Routes, rails, roues…
C’est en tout cas ce que je désirais plus que tout trouver quand j’ai commencé à explorer la Chine dans tous les sens, en espérant ne pas avoir à entendre raisonner dans ma tête : « Circulez, il n’y a rien à voir ! ». Mais non : circulez, et vous verrez tout. Prendre le train en Chine est une expérience qui justifie à elle seule le voyage. Quand je pars, l’un de mes plus grands plaisirs est le trajet. Parfois, j’en viens même à croire que c’est peut-être le seul objectif de mes périples : être en mouvement. Car finalement, je ne prépare rien avant le départ, et en Chine je ne m’inquiétais même pas des lieux où j’allais dormir. J’ai évidemment des envies de déserts, de montagnes ou de visages à déchiffrer, mais rien n’est arrêté ni organisé. Je ne me forge aucune représentation car je sais que tout basculera vers une autre réalité et qu’il vaut mieux se laisser surprendre par des sensations vierges. Ce syndrome est d’ailleurs assez extrême car je me souviens que lorsque j’ai accepté le poste à Canton, je ne savais même pas où se trouvait cette ville sur la carte de Chine. Et bien que je sois finalement presque plus exigeante dans les destinations que je choisis pour mes départs à court terme, le voyage n’existe qu’à partir du moment où je mets mon sac sur le dos et prends la direction de la gare ou de l’aéroport. Sa respiration commence alors sur le rythme des rails ou dans l’envol qui m’aspire sur mon siège…
Il y a bien-sûr plusieurs façons de circuler dans ce vaste pays mais le train est le premier moyen de transport qui me vient à l’esprit et c’est celui qui, de loin, a gagné toute mon affection. Beaucoup de trajets ferroviaires durent trente à quarante heures et sont donc partie intégrante de l’aventure. Partager ainsi des kilomètres est une expérience de vie incomparable mais aussi une lente et profonde immersion dans le voyage lui-même. Au coeur de l’introspection de ce que l’on est en train de vivre, du temps qui se déroule, de l’espace que l’on traverse. La Chine que je donne à lire à travers ces lignes n’est pas seulement celle des rails, ni des routes, elle s’étire à toutes les expériences qui m’ont été données à vivre mais les pensées qui ont fécondé ce récit viennent de ce berceau-là. En revenant à Paris après mon premier séjour, je me rappelle avoir vu un documentaire magnifique réalisé par Ying Ning, Le chemin de fer de l’espoir, qui décrit l’exode de Chinois du Sichuan allant travailler dans les champs de coton du Xinjiang pour survivre. Tout le film se passe dans le train et chacun livre une partie de soi, de sa vie ou de sa conception du bonheur, tout en cadence sur les rails précaires du destin. J’étais seule à Beaubourg, dans une vaste salle obscure, et j’avais l’impression d’être là-bas, avec ces gens humbles, je vibrais entièrement à cette sensation de les avoir croisés dans les trains que j’avais pris, de les reconnaître, de les connaître.
Ce n’est pas si étonnant car le train est un monde en soi, un espace de vie que l’on partage avec des passagers qui deviennent presque familiers après plusieurs kilomètres. Il y a dans le voyage en train une métaphore de vie, un cycle cerclé par un début et une fin mais riche de ce hasard qui le remplira ; il y a aussi la nuit et le sommeil qui plongent tous ces compagnons de route dans une intimité soudaine, une façon de vivre ensemble, de dormir ensemble. Et le réseau ferroviaire chinois, avec ce sens pratique qui caractérise l’esprit mandarin, orchestre le rythme du jour et de la nuit de façon synchronisée. Toutes les lumières s’éteignent à vingt-deux heures et la musique se met en marche à sept heures du matin, pimpante et joyeuse pour accueillir le jour…J’ai compris plus tard ce que la voix féminine diffusée sur les haut-parleurs racontait à cette heure matinale : elle souhaitait à tous un agréable réveil en espérant que nous avions bien dormi et recommandait d’aérer les couchettes en ouvrant les fenêtres pour dissiper la chaleur diffuse de tous ces corps endormis, rappelait la présence d’eau chaude disponible pour nos thermos, insinuait discrètement d’aller se débarbouiller pour vivre de la manière la plus conviviale possible ce voyage commun, elle évoquait aussi le passage des chariots où nous pourrions acheter boissons et plats chauds ou soupes de nouilles en guise de petit-déjeuner et, enfin, elle nous souhaitait de poursuivre un agréable voyage…Ces bonnes intentions sont accompagnées d’un service de train que l’on peut qualifier d’efficace dans des wagons confortables. Bien qu’il soit lent, le train chinois n’a rien à envier à nos machines occidentales, souvent beaucoup moins propres et moins commodes pour y dormir. Les couchettes ne sont pas cloisonnées dans un compartiment fermé (ce qui est susceptible de provoquer claustrophobie et angoisse si les gens avec lesquels on le partage sont louches), mais donnent directement sur le couloir. De ce fait on accède aux couchettes du haut ou du milieu par une petite échelle externe ou des cales à chaque bord de lit. Dans le couloir, une série de petits tabourets rabattables se font face devant de petites tables, contre la vitre, ce qui permet de se poser là pour regarder le paysage, écrire, siroter le thé ou grignoter…On peut aussi s’asseoir tous sur la couchette du bas convertie durant le jour en siège collectif et partager notre conversation, nos vivres ou des jeux avec nos compagnons. En général, la « peau blanche » attire les curieux et j’ai rarement trouvé le temps long en train, tant il y avait de personnes qui venaient s’asseoir en face de moi pour « parler avec l’étrangère » : un homme qui voulait vérifier ses préjugés sur les Occidentaux et tout savoir de nos mœurs dites « libérées », des étudiants qui désiraient pratiquer leur anglais avec cette « French Lao Way »[2], et des enfants curieux qui ne tarissaient pas en questions pour comparer notre pays avec le leur et allaient ensuite raconter à leurs parents les trouvailles de cette enquête palpitante…
Foules.
Quand on est encore de l’autre côté du reflet de nos
Passants…
L’autre rencontre a eu lieu à Pékin et m’a jetée dans le même désarroi. Un père portait à bout de bras son fils d’une dizaine d’années, épuisé, le soulevant de terre comme il pouvait, si maigre lui aussi et portant sur une épaule un sac qui devait contenir tout ce qui leur restait. Le garçon avait un pantalon fendu comme celui que portent les enfants pour faire leurs besoins et on voyait des plaies sur son corps dues au manque d’hygiène, une saleté épaisse, mais ce qui choquait le plus était de voir cette extrême faiblesse, cette fatigue incurable. Il ne pouvait plus marcher. Plusieurs passants ont semblé comme moi très affectés par cette scène et je remarquai leur émotion dans leur façon de donner quelques pièces en détournant aussitôt la tête. Encore une fois le même sentiment d’inutilité m’emplissait de honte et un seul geste ne semble rien, comparé au drame auquel on assiste. Au coin d’une rue il y avait des vendeurs de baozis, j’en ai donc profité pour en acheter quelques-uns après une attente péniblement longue qui me faisait craindre de ne plus retrouver le père et son fils, bien que la fébrilité de leur état rendît leur marche très lente. Je suis retournée en courant sur mes pas mais j’ai freiné mon rythme en les atteignant pour ne pas brusquer la rencontre ; quand j’ai présenté les baozis, le père a posé son fils à terre pour que je les lui donne et que celui-ci me remercie lui-même, en joignant ses deux mains et en inclinant la tête. Des larmes coulaient sur son visage et il répétait « Xie xie »[4] plusieurs fois tandis que je restais interdite, sans savoir quoi dire, le regard capturé dans le sien, aucun mot ne console cela, j´avais envie d’un geste sur sa joue pour sécher ces larmes de misère et d’épuisement et je détestais mon rôle, le monde, la cruauté de la vie pour les plus démunis, mon état de voyageuse occidentale avec ses tourments existentiels quand, devant elle, il y avait la mort dans des yeux d’enfant. En les quittant, muette et en miettes à l´intérieur, je pensais à l’insensé et ne parvenais pas à m’enlever ce regard-là de la tête, je marchais le cœur serré, un immense sentiment de rage et d’impuissance m´inondait toute entière et me troublait la vue. Pourquoi secourir une personne en détresse n´a plus rien de spontané dans nos sociétés ? Comment en est-on tous arrivés à ce qu´il n´y ait quasiment plus que des recours administratifs ou des élans de dévotion pour combler ce manque d´humanité en chacun de nous ? Je haïssais ma réaction si pauvre, je haïssais le repas que je prendrai seule le soir, sans cet enfant et ce père affamés, je haïssais les processus onéreux et interminables qui réglementent les adoptions, rendant esclaves de leur destin les orphelins comme les parents, je haïssais cette convention de l´égoïsme programmé-sans-qu´on-ne-puisse-rien-y-faire. Prise au piège de cet immobilisme socialement codifié, je n’ai pu être rien d’autre qu’un témoin de plus de cette mort annoncée. Cet enfant n’est certainement plus de ce monde depuis et mes baozis n’y auront rien changé.
Dans le mouvement du voyage, il y a ces directions contraires, cette trajectoire qui nous porte vers la découverte et cette errance qui nous expose au luxe de nos déplacements désirés, choisis, le contraste violent entre ces routes rêvées et ces chemins du destin plein de ronces. Ce serait mal peindre la Chine que d´omettre ces milliers de laissés pour compte, les ouvriers de quatre sous dont la vie se résume aux murs de l´usine où ils fabriquent les jouets des gosses de riches ou aux vêtements bon marché qui feront l´orgueil des midinettes…ces paysans dont la terre est trop stérile et qui vont travailler sur des chantiers en ville, sans contrat et sans aucune garantie d´être payés…ou encore ces handicapés ou mineurs qui deviennent esclaves dans les régions les plus cruelles. J´ai lu un jour cette phrase : « Soyez passants » et j´ai appris plus tard qu´elle avait été prononcée par Jésus. Et passants, en effet, nous le sommes. Seules nos démarches nous distinguent. Seules nos destinations – qui maquillent en réalité nos destinées – nous séparent.
[1] Maisons-forteresses rondes, carrées ou rectangulaires, construites sous la dynastie Jin (265-314).
[2] Lao Way signifie littéralement « vieil étranger » et est le terme le plus souvent utilisé pour désigner tous ceux qui ne sont pas Chinois…
[3] Olivier Germain Thomas, La tentation des Indes.
[4] « merci »
Photos : 1. la muraille de Chine à Muntanyu, G.M / 2. circulation improbable à Nanjing, Nicolas Sabre / 3. pause au soleil et dans la brouette à Hangzhou, G,M / 4. conducteur insolite dans le Sichuan, N.S / 4.Inondations à Nanjing, N.S