“Tu veux un sac en cuir ? C´est de la bonne qualité ici, tu sais...”. Je me retournai ; au début je ne vis que son burnous couleur sable qui me fit l´impression d´être en face d´un fantôme du désert. Puis, mes yeux déchiffrèrent la lumière et perçurent les contours du visage et du corps qui habitaient le vêtement : teint buriné, nez accentué, des yeux noir-scarabée cernés d´ombre, des rides fines et obscures comme les plis d´une dune, un corps long et maigre, anguleux...je lisais ses traits comme une légende du pays, les mots affluaient, stéréotypés malgré eux, pour s´aimanter à cette figure devant moi et nul autre, moins attendu, ne gagnait ma perception pour recevoir et décrire son image sans que celle-ci ne soit collée à son paysage, à sa culture. L´homme se sentit visité par mon regard et détourna le sien. Je réalisai aussitôt que ma curiosité pouvait revêtir un goût d´impertinence ici. Tandis que, pour se donner une contenance, il avait pioché un sac au hasard et me le tendait, je me laissai choir sur une chaise en plastique qui se trouvait là et me contentai de faire un geste de la tête qui signifiait « Non, je suis fatiguée, je regarderai les sacs plus tard ». Il hocha les épaules et s´éloigna vers des « gazelles » plus dociles. J´observai la petite place baignée de lumière et de couleurs en me demandant où j´étais. Outre ceux qui vendaient, ceux qui regardaient, ceux qui mangeaient des brochettes ou saucaient leur tajine, on voyait des hommes, des femmes, des enfants et des chats qui passaient comme des bancs de poissons, irréguliers mais compacts, et suivaient le même courant, attirés vers la même destination...Par ce mouvement, et aussi par la rumeur diffuse d´une agitation proche, je déduisis que je ne devais pas me trouver très loin de la grande place Jemâa el-Fna. Je m´abstins donc de bouger. Je n´avais pas le coeur à affronter le « nerf » de la Médina, sans compter que je me sentis un peu déçue, après avoir eu l´impression de me perdre dans le labyrinthe infini des ruelles et des souks et d´avoir parcouru mille kilomètres, de réaliser que je n´avais finalement dû faire que des tourbillons dans le même périmètre, sans parvenir vraiment à m´éloigner de cette place magnétique. Je décidai alors de rester sur la chaise en plastique, avec l´espoir inconscient que rien n´advienne, car je n´avais d´autre envie que d´observer, et de penser. Notamment à cette apparition, à ce visage...
Je pensais à tous les visages du monde que j´avais rencontrés, à tous ceux que j´avais oubliés. Je les rappelais à moi, pommettes slaves, paupières éffilées, rides profondes des steppes, joues rouges himalayennes, « yeux de Proust » des Magyars, cheveux hirsutes des petits Tsiganes de Roumanie, pâleur celtique...Je me souvins de l´impression forte que certains me firent et qui se résumait souvent à quelques détails : le regard, par exemple, de deux jeunes hommes indiens dans une vallée perdue et réputée dangereuse de l´Himachal Pradesh. Ils se parlaient et riaient et de leurs yeux émanaient une douceur infinie, une douceur de coton et de velours quand leurs iris bruns se frôlaient sous les cils longs et vaporeux. C´était cette douceur aussi quand, dans ce pays, on dodeline la tête de gauche à droite, avec un léger mouvement de balancier très souple pour dire oui. C´était cette douceur encore, empreinte de sagesse et d´humilité, qui se lisait sur le visage du vieux Tibétain que j´avais rencontré dans le Qinhai et qui, son petit-fils sur les genoux, tournait d´une main le petit moulin de prière. Je me souvins encore des visages qui dessinaient un cercle parfait et ceux qui, au contraire, n´avaient que des angles ou des lignes fuyantes. Les visages du métro, las ou absents. La clef de l´énigme se cachait chaque fois dans les yeux : blasés ou tendres, malicieux ou insipides. C´est en eux que se lisait la bonté ou la suffisance, la bêtise, l´ennui ou la richesse intérieure...Parfois outrageusement maquillés, les visages parlaient de vulgarité, et quand ils inspiraient la peur, on reconnaissait dans leur dureté la malveillance dont était empreint tout le corps qui les portait...Mais il y avait aussi des visages trompeurs et ceux qui ne trompent que l´ennui, ceux qui fascinent et ceux que l´on dessine pour retenir une esquisse de leur rareté.
Puis il y avait au fond de moi et à chaque instant, le visage de l´aimé. Il était pourtant loin de cette petite place marrakchi inondée de soleil où j´observais ma mémoire et le visage des passants, mais il se superposait à tous, comme un phare solitaire au milieu de la multitude. Ce qui m´avait frappé la première fois que j´avais découvert ce visage, c´était sa lumière. Il m´avait hyptonisée en dirigeant vers moi un de ses faisceaux car lorsque je l´avais vu, ses yeux semblaient posés sur mon visage depuis longtemps déjà et avaient rendu tout le reste autour absolument flou. Depuis, c´était au sein de cette incandescence-là que je me réfugiais chaque fois que je me sentais sombrer. Je me mis ainsi à penser aux longues heures où j´avais observé le visage de cet être lumineux, quand il dormait encore et que je m´appuyais sur un coude et me penchais au dessus de lui pour le regarder ou quand je me tournais simplement et ne faisais aucun bruit, feignant le sommeil alors que je l´épiais. Mon esprit dépliait une toile et mes yeux, comme des pinceaux, commençaient à y tracer ses contours : les lignes d´abord, ses sourcils discrets, les cils fins et bien dessinés, les pattes d´oie (j´aimais qu´il ne soit pas lisse comme un homme sans histoire), les lèvres fines qui gonflaient parfois un peu sous le souffle régulier du sommeil et le nez, parfait, ni grand ni petit, ni trop fin ni trop large. Le front, haut et dégagé bien que quelques lignes y racontaient déjà quelques contes du passé, contrastait avec la mâchoire, belle et masculine, et le menton plus triangulaire, caché sous une broussaille piquante et anarchique. Les cheveux dispersés autour, emmêlés et doux, accentuaient encore l´effet de corsaire romantique qui se dégageait de lui. Il y avait aussi plein de petites imperfections touchantes, un petit vaisseau éclaté près du nez, le grain de la peau irrité par endroits, des poils rebelles n´importe où et il s´endormait très souvent avec les lunettes qu´il utilisait pour lire, ce qui lui donnait un air de bel intellectuel oisif, mais cette collection de petits secrets qui s´accumule en nuits et en siestes partagées me le rendait à chaque fois plus précieux. J´approchais alors souvent un doigt que je posais sur son nez, comme pour le mesurer (« A quelle phalange arrive t- il ? », ou « Serait-il pinocchiesque ? ») et je pensais souvent « Pourquoi ce geste ? c´est un geste bizarre... », mais c´était le premier qui me venait après l´avoir observé sous toutes ses coutures et avoir senti l´émotion gagner toutes mes veines, le geste de la tendresse. Parfois il ouvrait un oeil et je me disais que cela devait lui faire la même impression que celle que je ressentais il y a quelques années lorsque j´avais apprivoisé un chat : un mélange de surprise et d´inquiétude lorsque le matin, je le découvrais ainsi penché sur moi, me regardant fixement avec un air impassible, le minois à quelques centimètres de mon visage. Je me demandais toujours depuis combien de temps il était là comme ça, ensuite me venait cette question « Mais à quoi peut donc bien penser un chat ? », puis, pendant que j´approchais ma main vers son pelage soyeux, j´avais toujours cette pensée : « Et si un jour il me griffait l´oeil ? ». Cela me faisait frémir. J´avais toujours eu peur d´une blessure à l´oeil et, dans une plus grande mesure, de la folie potentielle des êtres, surtout ceux qui miaulent. Mais l´aimé devait être plus confiant car lorsqu´il me découvrait ainsi, inclinée vers lui comme un chat contemplatif, sa première réaction était de sourire et de murmurer un petit « hmmm » câlin d´amusement. Ou alors, quand son rêve avait été mauvais, il sursautait un peu et me regardait intrigué, pris dans le courant d´air de cette frontière qui sépare la fantasmagorie nocturne de l´ordre diurne ; ces matins là, peut-être pensait-il lui aussi aux griffes...
Ce rapprochement d´idées n´était d´ailleurs pas anodin, lui, mon chat, et moi...Car ce qui m´avait plu immédiatement en lui, c´était sa félinité. Je ne savais d´ailleurs pas vraiment définir d´où elle émanait. Il n´avait pas la démarche chaloupée des Indiens au corps souple et fin...Ses yeux étaient trop malicieux et rieurs pour ressembler aux yeux d´énigme ou de sagesse bouddhiste des félins. Et du reste, en astrologie chinoise, il était singe tandis que le chat, c´était moi (quoique pour les Asiatiques, ce chat-là est un lièvre... !). D´ailleurs ce signe lui allait plutôt bien, dans sa manière de ramasser les chaussettes traînant sur le sol avec ses pieds, dans ses grimaces, dans son espièglerie...Dans sa dimension enfantine, il avait donc bel et bien des connivences simiesques mais dans sa dimension masculine, et érotique, il appartenait résolument au monde félin. Son indépendance aussi, son goût farouche pour son espace, ses cachotteries, son égoïsme, ses rituels et toute sa tendresse...Quand je posais ma paume sur son visage, il tendait la joue et la faisait rouler sous ma main exactement comme un chat qui fait pivoter son minois et tortille son cou sous les caresses. De même quand je m´approchais pour déposer un baiser sur cette joue câline, il la faisait rebondir sur les lèvres afin qu´elles répètent inlassablement le mouvement. Il n´y avait alors plus qu´une seule chose à faire : le dévorer.
Cette pensée me fit soudain un vif effet érotique et je relevai la tête d´un coup comme pour revenir à la réalité et ne pas plonger dans un si délicieux oubli. Mon regard se raccrocha à d´autres visages comme pour dissiper le trouble mais mon corps était encore anesthésié par ses souvenirs : j´eus l´impression que tout le soleil était entré en moi. En observant un Berbère qui apportait un thé à la menthe au vieil homme des sacs, je reprenais corps sur la place et pensais à la force inouïe de la mémoire et de l´esprit quand, en partant des traits singuliers d´un autochtone, on pouvait ainsi rejoindre l´absence et superposer les scènes et les images de « hic et nunc » avec celles de l´ailleurs et de l´hier...Quand je me sentais vide et que tout me semblait vain, je tentais de me rappeler cette collection d´images et de souvenirs que l´on porte en nous et qui nous ouvrent aussi, à leur manière, d´infinis voyages. Je pensais aussi à la porte fermée que sait être notre visage lorsque nous partons aussi loin en nous-mêmes mais sans que nul ne le sache...Et en observant ainsi les visages autour de moi, j´essayais de passer l´au-delà de la peau pour savoir ce qui se cachait derrière ces contours, quels soupirs et quels désirs, quelle histoire et quels regrets...Mais je me butais à chaque fois à ma propre obstination, l´univers complexe et illimité de l´autre nous échappe, la perversion de la pensée, tous ses murmures, les angoisses tues, les fantasmes et les acrobaties de conversations sourdes, les ponts invisibles d´une idée à l´autre, d´une image à un souvenir, toute cette agitation mentale cadencée autour du pouls désordonné de nos émotions s´arrête finalement à la frontière de notre épiderme qui, lisse ou froissé, n´offre au regard que son opacité. Chaque être est un monde clos, impénétrable. Le langage que l´on se parle, en soi, n´est pas une langue connue de tous, mais une suite illogique de combinaisons indéchiffrables. Quand je m´abandonnais à regarder si longuement le visage de l´aimé et tout le mystère qui se cachait derrière, je me demandais comment les personnes pouvaient se lasser aussi vite les unes des autres alors que se trouvait là, face à elles, ce kaléidoscope inépuisable de l´univers fascinant et troublant de l´autre. Cette malle de bric et de broc, de trésors enfouis et d´entrailles pleines de souvenirs déguisée en corps...Tant de richesse qui ne se monnaye pas et dont la valeur n´est pas comptable. Nous n´avons peut-être jamais été de grands explorateurs des mondes intérieurs quand il ne s´agit pas des nôtres. Il n´y avait pour ma part que cela qui m´intéressait, dans le voyage et dans l´amour, sentir battre sous ma main les battements du coeur et me poser mille questions sur les labyrinthes émotionnels qui se tramaient depuis cet épicentre.
La lecture des visages pouvait me paralyser pendant des heures. Ainsi, sur ma chaise en plastique, bercée par le soleil de fin d´après midi et le vent remué par les pans de caftans ou de djellabas au passage des ombres féminines, je devais donner l´impression de dessiner une scène sans pinceau ni carnet de croquis ou de voler des images, très lentement, sans aucun appareil photographique. L´homme au burnous semblait même avoir oublié ma présence alors qu´il devait toujours me contourner pour attraper un de ses sacs sur son petit stand en plein air qui attirait les curieux. J´étais comme ces mannequins de plastique qu´on affuble d´étoffes et d´ustensiles pour que le client s´identifie. Le vieil homme du désert aurait ainsi pu me passer autour du cou une sacoche et un cartable, j´étais sur sa chaise en plastique après tout, je pouvais servir de présentoir...Mais non, mon silence et mon immobilisme devaient l´impressionner, il me laissait en paix et était même allé se chercher une autre chaise. Dans ce pays, de toute façon, il n´y avait jamais de problèmes...Pour justifier ma paresse, je commandai néanmoins une boisson glacée de loin à un serveur ambulant. Je lui dis « avec beaucoup de glaçons » et il me regarda d´un air intrigué. Il les servit lentement, le sourcil froncé, comme s´il répondait malgré lui à un caprice illicite puis il disparut très vite. En laissant fondre un de ces glaçons sous ma langue, je me souvins alors que c´était avec ces petits cubes d´eau douteuse congelée que l´on pouvait attraper la bien nommée turista. Je n´avais rien contre une de ces maladies déchiffrable et lisible, ça me faisait presque envie, du glaçon jusqu´à la fièvre, car cela faisait plusieurs mois que je ne comprenais plus rien au langage de mon corps. En lui, régnait un empire chaotique, sans loi ni rite, une suite illogique de sensations et de vides, une insolence farouche sans oreille pour les messages de l´esprit. Encore une fois, cela me renvoyait aux nuances infinies d´ombres et de lumières d´un visage ou d´un corps, quand bien même sous sa carapace se déchaîne des mers tumultueuses. J´avais souvent réfléchi à l´arbitraire de notre enveloppe quand, en moi, il y avait parfois si peu de correspondance entre l´être intérieur et l´être visible. L´art des masques pour les artistes du secret...Que capte t-on alors de l´autre, pourquoi nous attire t- il ou nous révulse t- il ? Est-ce un souffle qui émane de lui ou le mirage de son apparence ? Tous les visages frappaient à ma porte et je voyais mille yeux qui me scrutaient pour connaître la réponse : qui voit-on réellement quand on regarde l´autre ? Dans le monde contemporain, les personnes se quittent brutalement puis se laissent apprivoiser par d´autres aussi facilement sans en paraître affectées – notre mode consommatoire contagie jusqu´aux êtres, tristement substituables, et elles oublient sans doute l´essentiel, « invisible aux yeux »... Mais sur ma petite chaise en plastique, à l´ombre de l´agitation marrakchi et des milliers de visages à déchiffrer sous leurs longues tuniques qui les dérobent au regard, je me dis que nous ne savions peut-être pas passer au-delà de la frontière du corps, ou nous ne le voulons pas, de peur de nous cogner contre l´immensité vertigineuse de l´univers de l´autre. Ou peut-être encore, ressentons-nous une crainte inouïe en ouvrant cette porte et en découvrant derrière elle, le reflet de notre propre profondeur, de notre incommensurable folie...
Je regardai encore une fois le visage berbère de l´inconnu devenu familier, je lui souris puis me levai. Il me fit un signe de tête, humble, auquel je fis écho. Je quittai le lieu et mes pensées et dirigeai mes pas vers la place Jemâa el-Fna, où les conteurs avaient commencé à remplir de mots magiques l´air du soir naissant, en formant autour d´eux des cercles de curieux : les kaléidoscopes de légendes aux couleurs éphémères et ancestrales que je regarderai de loin, sans comprendre, et que j´entendrai néanmoins, en me sentant reliée et en pensant encore au visage de l´aimé que je voudrai retrouver.
Je regardai encore une fois le visage berbère de l´inconnu devenu familier, je lui souris puis me levai. Il me fit un signe de tête, humble, auquel je fis écho. Je quittai le lieu et mes pensées et dirigeai mes pas vers la place Jemâa el-Fna, où les conteurs avaient commencé à remplir de mots magiques l´air du soir naissant, en formant autour d´eux des cercles de curieux : les kaléidoscopes de légendes aux couleurs éphémères et ancestrales que je regarderai de loin, sans comprendre, et que j´entendrai néanmoins, en me sentant reliée et en pensant encore au visage de l´aimé que je voudrai retrouver.
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