lundi 18 février 2008

La Chine des routes et des rails : Circuler, se mouvoir


Un long trajet vers un grand pays aux serrures compliquées. Tout y rouille, sauf le ciel.
Paul Eluard.


Une fois une ville apprivoisée, il y a les voyages. Et, dans ces voyages, l’expérience troublante des autres villes, des autres régions et ce constat : malgré l’immensité, on reconnaît partout une ville chinoise. J’ai traversé le pays du nord-ouest (Xinjiang) jusqu’au sud-est (Guangdong), puis longé toute la côte est (du nord de Pékin au sud du Fujian), et vu l’île de Hainan (le petit « Hawaï chinois ») pour arriver à cette conclusion : au-delà de la diversité, il y a cette incroyable unité, presque inquiétante, et finalement assez déprimante vu son manque de beauté, de l’urbanisme chinois. Cette architecture de toc. Même au fin fond des vallées isolées du Fujian, là où vivent les Hakkas dans leurs superbes tulous
[1], je suis tombée nez-à-nez avec un de ces bâtiments « salle-de-bains » blanc et rose. Le kitsch absolu, la mauvais goût au cœur des séculaires rizières. Je cherchai une explication raisonnable à un tel affront en me tournant vers Tian Bao, m’assurant avant tout qu’il partageait mon dégoût : « Tu ne trouves pas ça horrible toi ? » - « Si si, c’est affreux », me rassura t-il, « mais tu sais pour beaucoup de Chinois, c’est plus solide que les vieilles maisons, c’est plus propre aussi ». J’imaginais en effet assez facilement le coup de karcher passé sur la surface lisse des petits carreaux. Quoiqu’ils ne doivent pas le faire si souvent puisque ma première impression en rentrant en France après un an d’absence, c’était que nos façades étaient si propres qu’elles semblaient avoir été soigneusement lavées à la main. « Il y a des Chinois à qui ça doit plaire » ajouta ensuite mon compagnon de route, confirmant ce que je redoutais. Mais pas tous heureusement…Son amie de Shanghai définira le quartier où elle habite comme « très laid » et son compagnon pékinois me dira lui aussi qu’il déplorait complètement ce type d’architecture. J’étais simplement exposée là encore à ce qui me déprime le plus en ce bas monde : la culture du mauvais goût (que j’ai pris l’habitude de surnommer aussi « la culture du nul »). Je ne pouvais reprocher aux descendants de Confucius de trouver beau ce qui représentait à mes yeux le summum de la laideur, sans penser à tout ce qui me sépare également de bon nombre de mes compatriotes en matière de goût : les pavillons moroses, les grandes surfaces, les émissions à la télé, les Mac Do…Ces écarts d’affinités ne me dérangeraient finalement pas si cette culture qu’on dit « de masse » ne me donnait l’impression de prendre le pouvoir et devenir franchement dominante. C’est peut-être d’ailleurs une certaine forme de beauté, une culture oubliée ou le monde de leurs songes que les voyageurs recherchent aussi éperdument – et avec beaucoup d’illusions - quand ils partent.

Routes, rails, roues…

C’est en tout cas ce que je désirais plus que tout trouver quand j’ai commencé à explorer la Chine dans tous les sens, en espérant ne pas avoir à entendre raisonner dans ma tête : « Circulez, il n’y a rien à voir ! ». Mais non : circulez, et vous verrez tout. Prendre le train en Chine est une expérience qui justifie à elle seule le voyage. Quand je pars, l’un de mes plus grands plaisirs est le trajet. Parfois, j’en viens même à croire que c’est peut-être le seul objectif de mes périples : être en mouvement. Car finalement, je ne prépare rien avant le départ, et en Chine je ne m’inquiétais même pas des lieux où j’allais dormir. J’ai évidemment des envies de déserts, de montagnes ou de visages à déchiffrer, mais rien n’est arrêté ni organisé. Je ne me forge aucune représentation car je sais que tout basculera vers une autre réalité et qu’il vaut mieux se laisser surprendre par des sensations vierges. Ce syndrome est d’ailleurs assez extrême car je me souviens que lorsque j’ai accepté le poste à Canton, je ne savais même pas où se trouvait cette ville sur la carte de Chine. Et bien que je sois finalement presque plus exigeante dans les destinations que je choisis pour mes départs à court terme, le voyage n’existe qu’à partir du moment où je mets mon sac sur le dos et prends la direction de la gare ou de l’aéroport. Sa respiration commence alors sur le rythme des rails ou dans l’envol qui m’aspire sur mon siège…
Il y a bien-sûr plusieurs façons de circuler dans ce vaste pays mais le train est le premier moyen de transport qui me vient à l’esprit et c’est celui qui, de loin, a gagné toute mon affection. Beaucoup de trajets ferroviaires durent trente à quarante heures et sont donc partie intégrante de l’aventure. Partager ainsi des kilomètres est une expérience de vie incomparable mais aussi une lente et profonde immersion dans le voyage lui-même. Au coeur de l’introspection de ce que l’on est en train de vivre, du temps qui se déroule, de l’espace que l’on traverse. La Chine que je donne à lire à travers ces lignes n’est pas seulement celle des rails, ni des routes, elle s’étire à toutes les expériences qui m’ont été données à vivre mais les pensées qui ont fécondé ce récit viennent de ce berceau-là. En revenant à Paris après mon premier séjour, je me rappelle avoir vu un documentaire magnifique réalisé par Ying Ning, Le chemin de fer de l’espoir, qui décrit l’exode de Chinois du Sichuan allant travailler dans les champs de coton du Xinjiang pour survivre. Tout le film se passe dans le train et chacun livre une partie de soi, de sa vie ou de sa conception du bonheur, tout en cadence sur les rails précaires du destin. J’étais seule à Beaubourg, dans une vaste salle obscure, et j’avais l’impression d’être là-bas, avec ces gens humbles, je vibrais entièrement à cette sensation de les avoir croisés dans les trains que j’avais pris, de les reconnaître, de les connaître.
Ce n’est pas si étonnant car le train est un monde en soi, un espace de vie que l’on partage avec des passagers qui deviennent presque familiers après plusieurs kilomètres. Il y a dans le voyage en train une métaphore de vie, un cycle cerclé par un début et une fin mais riche de ce hasard qui le remplira ; il y a aussi la nuit et le sommeil qui plongent tous ces compagnons de route dans une intimité soudaine, une façon de vivre ensemble, de dormir ensemble. Et le réseau ferroviaire chinois, avec ce sens pratique qui caractérise l’esprit mandarin, orchestre le rythme du jour et de la nuit de façon synchronisée. Toutes les lumières s’éteignent à vingt-deux heures et la musique se met en marche à sept heures du matin, pimpante et joyeuse pour accueillir le jour…J’ai compris plus tard ce que la voix féminine diffusée sur les haut-parleurs racontait à cette heure matinale : elle souhaitait à tous un agréable réveil en espérant que nous avions bien dormi et recommandait d’aérer les couchettes en ouvrant les fenêtres pour dissiper la chaleur diffuse de tous ces corps endormis, rappelait la présence d’eau chaude disponible pour nos thermos, insinuait discrètement d’aller se débarbouiller pour vivre de la manière la plus conviviale possible ce voyage commun, elle évoquait aussi le passage des chariots où nous pourrions acheter boissons et plats chauds ou soupes de nouilles en guise de petit-déjeuner et, enfin, elle nous souhaitait de poursuivre un agréable voyage…Ces bonnes intentions sont accompagnées d’un service de train que l’on peut qualifier d’efficace dans des wagons confortables. Bien qu’il soit lent, le train chinois n’a rien à envier à nos machines occidentales, souvent beaucoup moins propres et moins commodes pour y dormir. Les couchettes ne sont pas cloisonnées dans un compartiment fermé (ce qui est susceptible de provoquer claustrophobie et angoisse si les gens avec lesquels on le partage sont louches), mais donnent directement sur le couloir. De ce fait on accède aux couchettes du haut ou du milieu par une petite échelle externe ou des cales à chaque bord de lit. Dans le couloir, une série de petits tabourets rabattables se font face devant de petites tables, contre la vitre, ce qui permet de se poser là pour regarder le paysage, écrire, siroter le thé ou grignoter…On peut aussi s’asseoir tous sur la couchette du bas convertie durant le jour en siège collectif et partager notre conversation, nos vivres ou des jeux avec nos compagnons. En général, la « peau blanche » attire les curieux et j’ai rarement trouvé le temps long en train, tant il y avait de personnes qui venaient s’asseoir en face de moi pour « parler avec l’étrangère » : un homme qui voulait vérifier ses préjugés sur les Occidentaux et tout savoir de nos mœurs dites « libérées », des étudiants qui désiraient pratiquer leur anglais avec cette « French Lao Way »
[2], et des enfants curieux qui ne tarissaient pas en questions pour comparer notre pays avec le leur et allaient ensuite raconter à leurs parents les trouvailles de cette enquête palpitante…

Contrairement au train qui permet ces rencontres et ces échanges, il y a des transports qui isolent mais qui permettent d’apprivoiser une ville de façon presque surréaliste, comme la voiture, d’autres qui offrent des moments de vie et de dialogues éphémères comme le taxi et d’autres encore qui donnent la sensation de frôler la catastrophe comme la moto. Puis il y a ces vélos qu’on vous loue et qui déraillent tous les cent mètres, ces bus qui crèvent ou qui patinent dans la boue, ou encore ces chevaux et ces chameaux qui vous transportent vers des rêves d’enfance. Ces déclinaisons de verbes résonnent dans ma tête « marcher, parcourir, arpenter, errer, traîner, flâner, vagabonder, traverser, revenir, partir, galoper, cheminer… » puis, tout-à-coup, l’immobilité. Pourtant mon esprit continue à trotter ailleurs, à s’éclipser, à s’évader, à dérailler loin de la réalité. Et lorsqu’il retombe sur terre et s’intéresse à la cause de l’élan coupé, suspendu, lui reviennent en mémoire ces mots lus pendant un autre trajet : « Nous passerons des heures à ne rien faire. Si ! A attendre, ce qui est la principale activité du voyageur en Orient, et qui nécessite beaucoup de savoir-faire. ».
[3] Mais dans cette attente, se trouve tout le suspense de la rencontre probable, de la parole à élucider, d’une pensée à creuser. Le moment est plein, inspiré : c´est le présent progressif pris au pied de la lettre, syntaxe même du voyage : je suis en train de… vivre ce présent, ici, maintenant, ailleurs, là, à présent…

Foules.

Quand on est encore de l’autre côté du reflet de nos représentations, la Chine ce serait aussi la foule. Je l’ai connue une fois, véritablement, dans le quartier de Kowloon, à Hong-Kong. Nous sortions du métro avec une amie et la concentration de personnes était si dense qu’il n’était plus possible de choisir notre orientation, à droite, à gauche ou tout droit, non, nous n’étions plus que deux bouts de bambou flottants sur la houle compacte de cette marée humaine et nous n’avions plus qu’à suivre le courant en tâchant simplement de ne pas trop nous éloigner l’une de l’autre. J’ai le malheur d’être à la fois claustrophobe et agoraphobe et je me souviens alors l’effort de concentration et de respiration que cette épreuve m’a demandé pour garder mon calme. J’ai détourné tant bien que mal mon angoisse de la promiscuïté étouffante en riant de la situation avec mon amie qui vivait à Hong Kong car nous n’avions encore jamais usé de ce prétexte pour un retard « j’ai été prise dans la foule », comme on dirait « j’ai été prise dans les embouteillages ». Finalement, nous avons atterri sur une rive de trottoir sans trop savoir comment et retrouvé le marché de nuit qui nous amenait dans ce quartier. De façon sporadique et moins impressionnante, je me rappelle aussi la foule des gares car entre ceux qui viennent acheter un billet, ceux qui partent, ceux qui accompagnent et ceux qui dorment sur place avant un grand départ, avec des monceaux de valises et des gros sacs à carreaux rouges et blancs caractéristiques, le tout forme une concentration asphyxiante avec le même effet incessant de mouvements contradictoires, de vagues et courants, contre-courants et mal de mer (pourtant c’est bien de trains dont il s’agit…). À Chengdu, dans le Sichuan, en plein après-midi, je m’étais armée de courage pour aller acheter un billet pour le lendemain et, tel un mantra apaisant, je survivais à l’agglutinement humain dégoulinant de sueur en me répétant la phrase que je devais dire pour obtenir une couchette dure pour Guiyang, le plus important dans ce genre de situation étant de bien prononcer le nom de la ville – avec les bons tons – pour ne pas se retrouver à l’autre bout du pays. Il fallait donc à la fois hurler et articuler. Sans compter que durant cette période, l’épreuve de la gare ou de toute autre station de départ s’accompagnait d’un contrôle rigoureux de sa température pour prévenir l’invasion du SRAS et il m’est arrivé de passer entre les filets de cette mesure lors d’une première étape (au moment où l´on passe les bagages sur le tapis roulant) et de m’en réjouir jusqu’à ce que l’on ne manque pas de s’en apercevoir au moment le plus critique, c’est-à-dire quand ils ouvrent les grilles pour accéder au quai, ce moment si particulier où tout le monde se pousse et se bouscule comme si le train allait partir dans la seconde alors qu’il y a une marge de vingt minutes en général. Cependant l’hystérie m’avait gagnée ce jour-là car le fait d’avoir à remonter à contre-courant toute cette foule pour qu’on me mette un thermomètre dans l’oreille et revenir ensuite sur mes pas dans une lutte acharnée pour passer avait porté à son comble mon adrénaline. Mais à part dans ces moments-là, et aussi contradictoire que cela puisse paraître, la foule en Chine est plutôt une idée reçue et n’existe pas vraiment. En tout cas, ce n’est pas quelque chose qui frappe au quotidien ni qui empêche de circuler de façon récurrente. Elle est ponctuelle et localisée et il est très facile, dans la majeure partie des cas, de ne pas du tout la ressentir. Quand je vois le nombre impressionnant de passants certains samedis dans la rue Porta de l’Angel à Barcelone (pour la plupart des consommateurs, ce qui augmente d´autant plus mon aversion), j’ai beaucoup plus l’impression d’avoir affaire à une foule que dans n’importe quelle rue de Chine.

Passants…

Parmi ces anonymes que l’on croise au fil du hasard et des chemins, qui se trouvent là au même moment, sur cette place que l’on traverse ou cette rue que l’on arpente, je garde très précisément en mémoire trois personnes : un clochard du Guizhou et un père et son fils à Pékin, dans un état de misère eux aussi. Ils sont peut-être morts depuis et mon hommage ne leur sert à rien, mais ils m’ont plongée dans un tel état de bouleversement qu’il est difficile de taire leur souvenir. Les évoquer me questionne tout autant cependant car lorsque l´on se sent impuissant ou si misérable soi-même dans ce que l’on peut faire pour l’autre, on préfère presque garder pour soi ce sentiment violent et l’impact de cette rencontre dans notre conscience. Le premier, d’ailleurs, ne mendiait pas. J’avais la tête rivée vers le sol, sur un trottoir de Guiyang, cherchant un lieu pour dormir, fatiguée par les transports pris dans la journée et sans doute un peu triste puisque c’était la dernière étape avant le retour. Mon sac était lourd et les auberges indiquées ne correspondaient pas au budget de 25 yuans maximum que je réservais pour un toit ou alors elles n’admettaient pas d’étrangers. C’est dans cet état un peu exténué que je devais croiser quelqu’un qui avait beaucoup plus de raisons que moi d’être réellement au bout de ses forces. Au début je ne vis que les haillons de son pantalon. Parmi les jambes que je voyais sans les voir autour de moi, cette vision se détacha immédiatement de tout le reste. Mes yeux remontèrent vers le visage de cet homme, plutôt jeune et qui ressemblait à beaucoup de clochards que j’avais croisés dans le Guizhou, les cheveux très noirs, mi longs et hirsutes, la peau brune, et un corps qu’on devinait souple malgré la souffrance de la faim. Je savais que cette région comptait parmi les plus pauvres de Chine et que sa capitale, Guiyang, était réputée pour être « criminelle ». Ce ne doit pas être faux puisque c’est le seul endroit où je me suis fait suivre (par un autre mendiant) et où j’avais commencé à élaborer des stratégies pour me tirer d’affaire si l’agression avait lieu. J´avais fait en sorte de le semer dans des rues plus noires que l´encre qu´il devait beaucoup mieux connaître que moi. Paradoxalement, en y parvenant, je me sentais coupable : ma peur l´avait emporté sur sa rage, j´aurai dû l´aider, même si rien ne m´y encourageait et qu´il faisait erreur en me voyant comme un symbole de richesse…Et à travers lui, je regrettais de ne rien avoir pu faire non plus envers l’autre clochard en haillons que j’avais croisé quelques heures avant. Ceci dit, il aurait été bizarre de faire quoi que ce soit puisqu’il ne demandait rien, il passait là. Si sa vision m’obsédait ensuite, c’est parce que la pauvreté est une blessure de l’humanité qui nous jette dans le malaise car nous ne savons quels remèdes lui donner de façon immédiate et qu’une voix inconsciente, collective, nous dicte plutôt de se forger une carapace. Or, chaque fois que je croise un mendiant ou un fou, je ne peux m’empêcher d’imaginer quel enfant il fût et quels espoirs lui portèrent ses parents…En tant qu’étrangère, il faut également assumer que tout acte de secours sera forcément lu et interprété à travers le crible de la supériorité économique supposée avant d´apparaître comme un élan spontané d’humanité. Et le fait est que j’étais restée paralysée devant le premier clochard. Car en remontant les loques de son pantalon, mes yeux n’avaient pas pu se détourner de la nudité de cet homme qui exposait son sexe, non par provocation mais parce que des pans entiers de tissu manquaient à son vêtement. La misère avait dépouillé cet homme jusqu’à la pudeur. Cet extrême dénuement s’accompagnait pourtant de la force inébranlable de son intimité car cette vision restera ancrée en moi comme l’apparition du sexe d’un ange. Cette pensée est certainement tabou car il est difficile d´admettre des sentiments contradictoires face à l’inacceptable ; pourtant, je trahirais complètement ce souvenir si je ne reconnaissais pas la complexité de ce qui s’était passé : la fulgurance d’une vision où se superposaient la plus grande pauvreté et la beauté la plus pure.
L’autre rencontre a eu lieu à Pékin et m’a jetée dans le même désarroi. Un père portait à bout de bras son fils d’une dizaine d’années, épuisé, le soulevant de terre comme il pouvait, si maigre lui aussi et portant sur une épaule un sac qui devait contenir tout ce qui leur restait. Le garçon avait un pantalon fendu comme celui que portent les enfants pour faire leurs besoins et on voyait des plaies sur son corps dues au manque d’hygiène, une saleté épaisse, mais ce qui choquait le plus était de voir cette extrême faiblesse, cette fatigue incurable. Il ne pouvait plus marcher. Plusieurs passants ont semblé comme moi très affectés par cette scène et je remarquai leur émotion dans leur façon de donner quelques pièces en détournant aussitôt la tête. Encore une fois le même sentiment d’inutilité m’emplissait de honte et un seul geste ne semble rien, comparé au drame auquel on assiste. Au coin d’une rue il y avait des vendeurs de baozis, j’en ai donc profité pour en acheter quelques-uns après une attente péniblement longue qui me faisait craindre de ne plus retrouver le père et son fils, bien que la fébrilité de leur état rendît leur marche très lente. Je suis retournée en courant sur mes pas mais j’ai freiné mon rythme en les atteignant pour ne pas brusquer la rencontre ; quand j’ai présenté les baozis, le père a posé son fils à terre pour que je les lui donne et que celui-ci me remercie lui-même, en joignant ses deux mains et en inclinant la tête. Des larmes coulaient sur son visage et il répétait « Xie xie »
[4] plusieurs fois tandis que je restais interdite, sans savoir quoi dire, le regard capturé dans le sien, aucun mot ne console cela, j´avais envie d’un geste sur sa joue pour sécher ces larmes de misère et d’épuisement et je détestais mon rôle, le monde, la cruauté de la vie pour les plus démunis, mon état de voyageuse occidentale avec ses tourments existentiels quand, devant elle, il y avait la mort dans des yeux d’enfant. En les quittant, muette et en miettes à l´intérieur, je pensais à l’insensé et ne parvenais pas à m’enlever ce regard-là de la tête, je marchais le cœur serré, un immense sentiment de rage et d’impuissance m´inondait toute entière et me troublait la vue. Pourquoi secourir une personne en détresse n´a plus rien de spontané dans nos sociétés ? Comment en est-on tous arrivés à ce qu´il n´y ait quasiment plus que des recours administratifs ou des élans de dévotion pour combler ce manque d´humanité en chacun de nous ? Je haïssais ma réaction si pauvre, je haïssais le repas que je prendrai seule le soir, sans cet enfant et ce père affamés, je haïssais les processus onéreux et interminables qui réglementent les adoptions, rendant esclaves de leur destin les orphelins comme les parents, je haïssais cette convention de l´égoïsme programmé-sans-qu´on-ne-puisse-rien-y-faire. Prise au piège de cet immobilisme socialement codifié, je n’ai pu être rien d’autre qu’un témoin de plus de cette mort annoncée. Cet enfant n’est certainement plus de ce monde depuis et mes baozis n’y auront rien changé.
Dans le mouvement du voyage, il y a ces directions contraires, cette trajectoire qui nous porte vers la découverte et cette errance qui nous expose au luxe de nos déplacements désirés, choisis, le contraste violent entre ces routes rêvées et ces chemins du destin plein de ronces. Ce serait mal peindre la Chine que d´omettre ces milliers de laissés pour compte, les ouvriers de quatre sous dont la vie se résume aux murs de l´usine où ils fabriquent les jouets des gosses de riches ou aux vêtements bon marché qui feront l´orgueil des midinettes…ces paysans dont la terre est trop stérile et qui vont travailler sur des chantiers en ville, sans contrat et sans aucune garantie d´être payés…ou encore ces handicapés ou mineurs qui deviennent esclaves dans les régions les plus cruelles. J´ai lu un jour cette phrase : « Soyez passants » et j´ai appris plus tard qu´elle avait été prononcée par Jésus. Et passants, en effet, nous le sommes. Seules nos démarches nous distinguent. Seules nos destinations – qui maquillent en réalité nos destinées – nous séparent.





[1] Maisons-forteresses rondes, carrées ou rectangulaires, construites sous la dynastie Jin (265-314).
[2] Lao Way signifie littéralement « vieil étranger » et est le terme le plus souvent utilisé pour désigner tous ceux qui ne sont pas Chinois…
[3] Olivier Germain Thomas, La tentation des Indes.
[4] « merci »


Photos : 1. la muraille de Chine à Muntanyu, G.M / 2. circulation improbable à Nanjing, Nicolas Sabre / 3. pause au soleil et dans la brouette à Hangzhou, G,M / 4. conducteur insolite dans le Sichuan, N.S / 4.Inondations à Nanjing, N.S

2 commentaires:

GWENOLA a dit…

je ne peux m´empêcher de m´auto-commenter et m´auto-brimer ici car je viens de réaliser que j´ai un tel pêle-mêle dans la tête actuellement que je ne suis même plus capable de mentionner le titre correct de mon récit !!! Il s´agit évidemment de "La Chine des rails et déroute" et non "des routes et des rails"...! C´est assez drôle, c´est l´arroseur arrosé, je tombe moi-mème dans le piège de mes jeux de mots !!!

Anonyme a dit…

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