SPIRITUALITE
La vertu est légère comme un poil, mais rares sont ceux qui peuvent la soulever.
Che King
Je passe du corps à l’âme comme on passerait du coq à l’âne en me demandant où en est la Chine actuellement en matière de spiritualité. N’a t-elle pas déjà vendu son âme au diable en fonçant tête baissée dans un capitalisme foudroyant sous couvert de communisme ? Les antiquaires ont plus de succès en vendant le petit livre rouge à l’effigie de Mao plutôt que les recueils de Lao Tseu ou de Confucius…La ville natale de ce dernier – Qufu, dans le Shandong - est d’ailleurs le triste modèle de ces croyances de pacotille, d’un lieu de culte transformé en temple commercial et touristique. Nul recueillement possible pour réfléchir à ce qui a façonné la pensée chinoise pendant des siècles. Des hyènes criardes agrippent le chaland pour vendre des cartes postales ou autre « confuciuserie » locale, le haut-parleur d’un guide arrache le tympan avec ses exclamations si peu mystiques et on se retrouve vite noyé dans une secte nouvelle de Chinois grassouillets en T-shirts orange et casquettes jaunes suivant un petit drapeau rouge…Tout cela n’est pas très propice à la respiration de l’âme, et nous avons eu beau tenter nous isoler à Qufu, nous ne sommes pas parvenues à saisir le « qi ». La montagne taoïste de Tai Shan, à quelques kilomètres de là, garde heureusement une certaine aura de mystère. Avec ses milliers de marches, elle impose un certain respect à ceux qui décident d’en conquérir le sommet. Certes, les plus paresseux auront toujours l’alternative du téléphérique à mi-parcours. Nous nous sommes imprégnées du silence de la montagne en la gravissant de nuit entre 19 heures et 21 heures puis de 3 heures à 5 heures 30. Au sommet, nulle brume qui se lève pour accueillir le soleil mais d’étonnantes plantes sauvages qui provoquent l’extase mystique : la déesse des « Nuages azurés » lèverait-elle les interdits avec ses semailles ?
Les montagnes sacrées ne manquent d’ailleurs pas dans le pays et les Chinois se font un devoir d’en visiter au moins une dans leur vie. Bouddhistes ou taoïstes, ce sont de hauts lieux culturels ayant inspiré peintres et écrivains et, même si l’on ne croit pas, leur paysage vaut à lui seul l’excursion. Les nouveaux riches aiment venir étaler leur nonchalance et leur gros ventre en accédant au sommet en chaises à porteur. Il y a aussi des temples à vocation particulière, comme Shaolin, qui est le berceau des arts martiaux et du kung-fu. Les grands acteurs de Hong-Kong viennent s’y former et on peut se demander si, entre deux grands écarts, ils y ont beaucoup prié.
L’habit ne fait pas le moine…
Mais je ne pense pas que ce soit la seule raison qui me pousse à me méfier de leur foi. Parfois ce sont simplement de petites choses qui m’y conduisent : il s´agit de scènes vécues où je me souviens avoir pensé qu ´ils étaient aussi moines que j´étais abbesse. Par exemple quand j´observais certains d´eux s’acharner sur des jeux vidéos sanguinolents dans les cyber-cafés ou maltraiter sans raison un pauvre âne. Ceux-là n´auraient pas pu donner de leçons de karma. Je comprenais mieux ceux qui ne semblaient pas avoir encore complètement atteint le défi d´absence de besoin ou de désir et dont le célibat aiguisait la curiosité – clins d´oeil en coin quand je volais des clichés de leur beauté ou des « Do you have a boy friend ?» lancés à mon passage. Un jour, répondant à un moine du Laos par la négative, il s´écria « But why ? », l´air vraiment préoccupé et perplexe. Et moi, espiègle, d´ironiser « And you ? ». Et puis il y eut l’attitude d´un autre moine qui m’avait beaucoup intriguée, à mi-parcours de ma traversée solitaire. C’était à Tongrén, dans le Qinhai, une petite ville presque exclusivement tibétaine réputée pour ses thangkas[1]. Il était venu spontanément vers moi, pour m’aider à trouver un toit et même quand je tentais de lui épargner cette tâche en voyant qu’il se trompait sur mon « standing » d´auberge et me conduisait dans des endroits beaucoup plus chers que ce que je dépensais d’habitude, il ne voulait rien entendre et s´obstinait à me suivre partout. Il fut donc surpris de me voir sélectionner une petite auberge modeste à 15 yuans la chambre (environ 1 euro à l’époque), surtout fréquentée par les ouvriers du coin. Cela ne le démotiva pas pour autant et il m’accompagna pour m’installer dans la chambre qui ressemblait d´ailleurs plus à une cellule de moine. Et son comportement devint alors de plus en plus indéchiffrable. D´abord il exigea que je lui donne une photo de moi et il se vexa presque quand j´éclatai de rire en lui disant que c’était bien la dernière chose que j’avais sur moi, qui plus est en voyage. Pour que son humeur ne s’assombrisse pas, je l’avais pris en photo puis lui avais tendu mon appareil pour qu’il immortalise ce qui lui semblait échapper au commun des mortels, en lui promettant de lui envoyer ces clichés. Il s’était ensuite assis dans le fauteuil où il restait tranquille et silencieux, semblant attendre…mais quoi ? Je repensais à Ma Yang qui s’offusquait presque quand un ami chinois m’invitait à prendre un verre dans un bar le soir, seul à seule (« ouh ouh ouh, ça, ça veut dire beaucoup pour un Chinois tu sais ! »), alors ce moine en face de moi qui ne paraissait pas décidé à sortir de la pièce, qu´aurais je dû en conclure ? Il sortit son petit livre de prière puis s´en désintéressa pour se plonger dans l´inspection de mon petit sac à dos. Ce n´était pas la première fois que je me soumettais à cette drôle d´initiative, l´accueillant avec la même surprise : il sortait un à un les objets qui se trouvaient à l´intérieur, effeuillait mes carnets, intrigué par cet alphabet lointain, observait les cartes sans faire de commentaire, regardait avec perplexité mon beau couteau du Xinjiang puis il trouva les deux oeufs durs que j´avais achetés en route ; je sautai sur l’occasion pour lui dire que je mourais de faim et qu’il était donc temps de sortir, s´il voulait m´indiquer un lieu où se restaurer pour « deux yuans six sous »...J´aspirais à rompre l’ambiguïté de la situation mais j´avais aussi envie d’être seule. La rue lui redonna son rôle de moine et sa mine jusque là toujours sévère, presque austère, se teinta d´une déception que je sentais palpable. Je ne compris pas vraiment ce qui le traversait à ce moment-là – je n´en avais pas non plus vraiment envie – et cette rencontre restera donc pour moi un mystère.
J´aurais aimé rencontrer davantage de moines chez qui j´aurai perçu la foi et la vocation, cela m´aurait intéressé d´échanger avec eux mais l´occasion ne se présenta pas et je lirai plus tard les écrits de Matthieu Ricard avec une forme de regret. Au contraire, ma route ne fut ponctuée quasiment que de ces rencontres qui diluaient la croyance dans un flot d´histoires plus ou moins suspectes. Mon intention n´est pas cependant de porter un faux procès aux moines de l´Asie mais de pointer du doigt – encore une fois – les croyances vite formulées des Occidentaux qui vouent une sorte de culte à la « spiritualité de là-bas », reniant facilement leur propre patrimoine pour s´adonner aux religions de l´ailleurs, sans se rendre compte qu´elles sont finalement soumises aux mêmes contradictions et limites qui nous ont fait nous éloigner de nos dieux locaux. Le bouddhisme en Europe - un genre à la mode – attire d´autant plus que c´est une religion que l´on aime interpréter comme une philosophie mais il s´agit encore une fois d´un nouveau filtre à travers lequel percevoir l’Orient sans prendre de recul…Or, si l’on troque la fantasmagorie contre l’expérience, j’ai été pour ma part bien loin d’être le témoin d’une vie spirituelle et contemplative indéfectible et pleine près de ceux qui portaient l’habit.
Je ne veux pourtant pas discréditer l’ensemble des moines chinois ou tibétains car j’en ai rencontré d’autres dont la foi était aussi inébranlable que sincère. Leur présence seule était repos. Mais je ne peux faire l’économie de ces expériences car elle me renvoie à l’arbitraire qui organisât aussi pendant longtemps notre culture. Les Chinois eux-mêmes se perdent un peu dans leurs repères quant aux règles imposées aux religieux : ainsi, une jeune femme de Hangzhou m’assurait que les moines taoïstes pouvaient se marier. Soit. « C’est autorisé donc? » - « Non non je ne crois pas mais ils le font, ils sont au temple la semaine et voient leur famille le week-end ». Tian Bao me parlait souvent aussi de l’art de « tout siniser » de son peuple, de réadapter à sa sauce le tango argentin pour danser et le bouddhisme indien pour prier. Une série télévisée met en scène les péripéties du moine chinois Xuan Zang qui fit un long voyage en Inde pour rapporter des textes bouddhistes ; il est accompagné d’un personnage à la tête de singe et l’autre qui a l’apparence d’un cochon, ce qui donne une idée du sens du sacré avec lequel les Chinois aiment se raconter leur histoire religieuse. J’ai également beaucoup observé les citadins dans les temples, se prosterner devant les statues, brûler les trois bâtons d’encens et j’ai toujours eu la même impression d’assister à un rite chorégraphié, une simulation tendant à masquer les superstitions sous un vernis de foi. Je n'y croyais pas une seconde. Par contre, je ne suis pas aussi sceptique avec les fidèles tibétains que j’ai aussi beaucoup épié, ou suivi dans leurs chemins de prière ; c’est un parcours très rituel aussi, ils tournent les moulins pour faire voler leurs vœux au ciel et ils tournent autour des temples dans un ordre précis, ils exécutent de multiples génuflexions harassantes à tout âge, mais leur recueillement semble incroyablement profond, tout leur être est imprégné de cette concentration mystique. Hors du temple, ils continuent à intégrer des gestes religieux dans leur environnement, comme celui de tourner le petit moulin de prière tout en berçant le bébé par exemple, ou en remplissant chaque matin les petites coupelles et en les déversant sur le sol le soir pour purifier la pièce. Rien, dans leur attitude, ne sonne faux et c’est ainsi qu’on en vient à croire que la foi des fidèles est plus sincère et intègre parfois que celle de certains moines. Les Tibétains confirment à travers leurs attitudes ce qu’explique Matthieu Ricard lorsqu’il les compare aux croyants occidentaux : « Il n’y a qu’en Occident où la religion ne soit, chez la grande majorité des fidèles, qu’un petit compartiment que l’on ouvre à certains jours, à certaines heures ou dans certaines circonstances bien déterminées, mais que l’on referme soigneusement avant d’agir. »[2] Les rites, comme les drapeaux de prière à l’entrée des villages tibétains ou encore les totems protégeant les montagnes, malgré leur coloration superstitieuse, sont des signes ostensibles d’une spiritualité qui fait partie intégrante de la vie de chacun.
Les Tibétains respectaient d’ailleurs toujours ma curiosité discrète envers leurs coutumes mais ne se mettaient jamais en tête de me convaincre d’adopter leurs rituels. Cela reste familial, au sein de leur culture. J’ai observé une maman montrer les gestes et les prosternations à sa petite fille de deux ou trois ans. C’était drôle car l’enfant ne prenait pas du tout au sérieux cet exercice et faisait presque la galipette quand il s’agissait de courber le dos et la tête devant la porte du temple. Les Chinois, par contre, avaient la fâcheuse tendance à me prendre pour leur enfant et s’évertuaient à tout faire pour que je joue la comédie. Ils venaient me mettre dans la main les bâtonnets d’encens et me mimaient le mouvement pour que je fasse des courbettes devant le Bouddha. Et quand je faisais non de la main, ils riaient jaune. Parfois ils m’interrogeaient sur ma religion, ou ma croyance ; je les regardais calmement et quand je leur répondais que je croyais en la force de la nature, ils pensaient que j’avais mal compris la question. Je leur demandais alors s’ils visiteraient nos églises en Europe. Ils répondaient « oui, bien-sûr ». « Cela ferait-il de vous un Catholique ? Plongeriez-vous vos doigts dans le bénitier pour vous signer, avaleriez-vous l’hostie ? » Ils répondaient vite « oh non non » et me parlaient des Chinois catholiques ou protestants, et ils me conduisaient parfois au pied d’une de ces églises, tout en carreaux salle de bains comme les immeubles et surmontée d’une croix au style constructiviste. C’était la meilleure façon de se réconcilier : « ramenez moi immédiatement dans vos temples, allons brûler de l’encens ensemble et croyons ce que nous voulons… ».
L’opium du peuple : superstitions et cartes factices…
La croyance des Chinois, outre son apparence édulcorée, est teintée de beaucoup de superstition. Comme le Feng shui, qui a ses règles, puis ses versions. Il y a les Dieux qui protègent (la montagne, l’âme des défunts) et ceux qui promettent (Guanyin, déesse de la fertilité)…Ce qui diffère aussi beaucoup de la religion chrétienne, c’est cette absence complète de tabou envers l’argent : les banderoles rouges que l’on colle autour de la porte de la maison représentent le Dieu de la Fortune et appellent le succès des affaires. On n’encense ni la pauvreté ni le martyr : Maitreya, le Dieu de l’avenir, souvent ventru et riant à pleines dents, ne rappelle en rien notre maigre Jésus cloué sur sa croix…Le plus surprenant finalement c’est que l’athéisme prôné par le communisme semble quand-même nettement transgressé par plusieurs individus à présent, ces mêmes individus qui, pourtant, n’iraient pas jusqu’à affirmer leur opinion ou leur divergence en matière de politique. Pour accéder à de meilleurs postes, ils souscrivent tous au parti, ils déguisent leurs convictions et cette carte est le passeport mensonger de tout « bon citoyen », un citoyen soumis qui ne croit pourtant souvent en rien à l’idéologie politique de son pays. Ce n’est bien-sûr pas le cas de tous et il faut rester sur ses gardes quand on aborde un thème historique ou politique qui pourrait facilement déraper car certains ne sont pas du parti pour « de faux ». Ainsi un de mes collègues s’est vu rappelé à l’ordre et mis à pied pendant trois semaines (après négociation car au départ il était plutôt licencié) après avoir eu l’imprudence, en classe, d’exposer ses vues sur le massacre de Tian An Men. Aussi quand j’entendais mes étudiants dire « ce qui a marqué la Chine dans les années 50, c’est la libération du Tibet », je laissais tout mon corps bouillonner et se couvrir d’un rouge de honte et de colère mais je me maîtrisais encore suffisamment pour changer de sujet et les massacrer à ma façon avec la pire règle de grammaire qui allait leur torturer les neurones et leur fermer le clapet. Dans ces moments-là, je savais que pas même la maïeutique ne nous viendrait au secours.
J’étais également consciente que tous ceux qui ne partageaient pas cette opinion – ceux notamment qui avaient la carte pour des raisons purement fonctionnelles – étaient comme moi dans l’obligation de se taire. C’était un exercice habituel pour eux tandis que je sentais tout le poids de ma culture mener à l’intérieur de moi une révolution interne. Je n’ai pas souvent l’occasion de me sentir profondément de « mon pays » quand je suis à l’étranger mais quand je dois maquiller ma révolte face à un événement tragique en affichant un sourire gêné, je me sens projetée d’un seul coup par les ressorts de mes origines : comment se taire quand on porte l’histoire d’un peuple qui coupa la tête de son roi sur la place publique ? Je revois alors tous les beaux visages de ces Tibétains qui m’entouraient dans un bus bondé du Qinhai. Il était tôt et le chauffeur, Chinois, avait eu l’idée sournoise de mettre des clips vidéo mettant en scène des Gardes Rouges dans une chorégraphie grotesque. Je regardai mes compagnons de route, avec un air effaré dont je ne pouvais me départir. Ils ne le remarquèrent même pas. Certains avaient l’œil rivé vers la télé mais leur expression ne laissait rien transparaître. Les autres regardaient dehors, parlaient entre eux, s’assoupissaient ou tournaient le petit moulin de prière : leur force était là et la provocation n’avait aucun écho car ils l’ignoraient superbement. Je me demandais si, eux aussi, pouvaient demander la carte du parti, comme tous les Chinois que je connaissais, « pour ne pas être embêté ». Et c’est peut-être précisément ces Chinois-là qui, face au désert idéologique de leur horizon politique, se retranchent derrière une autre forme de croyance, et fréquentent les temples pour rejoindre dans le Bouddhisme ou le Taoïsme leurs ancêtres, et qui sait peut-être même les Tibétains, mais aussi leur histoire et, sans doute, sans même se l’avouer, une part de leur liberté.
[1] une thangka est une peinture réalisée sur un tissu, représentant généralement une scène religieuse.
[2] Matthieu Ricard et Jean-François Reverdy, Le moine et le philosophe.
photos : 1- moines tibétains ("les bonnets jaunes de Tsong Khapa") dans le Sichuan (Nicolas Sabre) / 2- la montagne de Tai Shan (G.M) / 3- moine (N.S) / 4- Encens et cadenas à secrets à Tai Shan / 5- Parc des pagodes à Hangzhou / 6- entrée du temple de Confucius a Qufu / 7, 8, 9 - photos de Nicolas S. (moines tibétains lors d´une rencontre dans le Sichuan, et Zhong Tian Zhu).
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