TRANSYLVANIE
Lorsqu’István tourna la clef de son appartement ce soir frais de décembre, un peu plus tôt qu’à l’accoutumé, il ne se doutait pas que son quotidien allait soudainement basculer et s’ouvrir sur une vie chamboulée, dont la brutalité prenait des allures de cataclysme.
Il rentrait donc, sous la lueur des derniers espoirs colorés du soir, empruntant comme toujours les ruelles pavées de sa ville natale transylvaine, ville dont on lui louait si souvent les beautés, ces beautés qu’il ne voyait plus à force d’habitude mais dont il sentait la présence immuable, rassurante. Il avait, comme à son habitude, acheté un peu de pain puis, dans un ordre qui n’avait jamais connu l’ombre d’un changement depuis quinze ans, il était passé chez le buraliste roumain, lui avait demandé le « Jurnalului Elvetian»[1], avait ensuite continué sa route vers le buraliste hongrois et, après l’échange de paroles conformes à ces situations quotidiennes, lui avait acheté le « Magyar Erdelyi Szabadság »[2] en jetant un coup d’œil distrait sur les gros titres : « Polémiques sur l’ouverture d’une université hongroise à Kolozsvár », « Fuite des cerveaux roumains vers la Hongrie et les Etats-Unis ». En reprenant sa route vers sa destination ultime, il regardait pensivement les traînées de poudre rosâtres et ocres dans le ciel en se demandant ce qui se cachait derrière ces mots - « cerveaux roumains » - et si, pour sa part, il devait considérer que son cerveau était plus roumain que hongrois, chose qui le faisait à la fois douter et sourire.
A ce point de réflexion, il était arrivé devant chez lui et tournait la clef dans la porte de son appartement. Rien, jusque là, ne présupposait une situation différente de celle d’hier, d’avant-hier, d’il y a trois ans…Revenons cependant deux minutes en arrière. István, en montant l’escalier de pierre de cette vieille maison où se trouvait leur appartement, n’avait pas croisé « Kandúr bandit »[3], le gros chat noir de la famille qui venait tous les soirs à sa rencontre, se frottant contre ses jambes, ronronnant bruyamment en ondulant jusqu’à la porte avant de se faufiler, frétillant, vers la chambre du petit.
Le chat, lui aussi, avait ses habitudes.
Le chat, ce soir-là, n’était pas venu.
István le remarqua mais ne s’en méfia pas, tout occupé qu’il était par son cerveau hongrois ou roumain.
Il ouvrit la porte et ne remarquait rien au début, non pas qu’il eût à remarquer quoique ce soit dans ce lieu si familier mais surtout, István ne s’attendait pas à devoir remarquer un changement. D’ailleurs, rien n’avait changé : l’appartement était identique en tous points, tout était à sa place, dans cette douceur immobile des jours identiques, jusqu’à l’orientation vers le sud des feuilles du ficus près de la fenêtre et la réverbération de la lanterne extérieure qui inondait le vieux piano noir de reflets mordorés.
Il lança le « Sziasztók »[4] habituel du retour, posa négligemment le pain, les journaux, se déchaussa, alluma le salon.
Non, rien n’avait changé.
Son salut quotidien, cependant, n’avait eu aucun écho. Cet appel si banal et si insignifiant d’habitude, en échappant à toute résonance, fut le début du vide.
[1] Roumain : « Le temps »
[2] hongrois : « Liberté hongroise de Transylvanie»
[3] « gros matou » (pop, se dit aussi des garçons coureurs de jupons)
[4] hongrois : « salut tout le monde !»
Lorsqu’István tourna la clef de son appartement ce soir frais de décembre, un peu plus tôt qu’à l’accoutumé, il ne se doutait pas que son quotidien allait soudainement basculer et s’ouvrir sur une vie chamboulée, dont la brutalité prenait des allures de cataclysme.
Il rentrait donc, sous la lueur des derniers espoirs colorés du soir, empruntant comme toujours les ruelles pavées de sa ville natale transylvaine, ville dont on lui louait si souvent les beautés, ces beautés qu’il ne voyait plus à force d’habitude mais dont il sentait la présence immuable, rassurante. Il avait, comme à son habitude, acheté un peu de pain puis, dans un ordre qui n’avait jamais connu l’ombre d’un changement depuis quinze ans, il était passé chez le buraliste roumain, lui avait demandé le « Jurnalului Elvetian»[1], avait ensuite continué sa route vers le buraliste hongrois et, après l’échange de paroles conformes à ces situations quotidiennes, lui avait acheté le « Magyar Erdelyi Szabadság »[2] en jetant un coup d’œil distrait sur les gros titres : « Polémiques sur l’ouverture d’une université hongroise à Kolozsvár », « Fuite des cerveaux roumains vers la Hongrie et les Etats-Unis ». En reprenant sa route vers sa destination ultime, il regardait pensivement les traînées de poudre rosâtres et ocres dans le ciel en se demandant ce qui se cachait derrière ces mots - « cerveaux roumains » - et si, pour sa part, il devait considérer que son cerveau était plus roumain que hongrois, chose qui le faisait à la fois douter et sourire.
A ce point de réflexion, il était arrivé devant chez lui et tournait la clef dans la porte de son appartement. Rien, jusque là, ne présupposait une situation différente de celle d’hier, d’avant-hier, d’il y a trois ans…Revenons cependant deux minutes en arrière. István, en montant l’escalier de pierre de cette vieille maison où se trouvait leur appartement, n’avait pas croisé « Kandúr bandit »[3], le gros chat noir de la famille qui venait tous les soirs à sa rencontre, se frottant contre ses jambes, ronronnant bruyamment en ondulant jusqu’à la porte avant de se faufiler, frétillant, vers la chambre du petit.
Le chat, lui aussi, avait ses habitudes.
Le chat, ce soir-là, n’était pas venu.
István le remarqua mais ne s’en méfia pas, tout occupé qu’il était par son cerveau hongrois ou roumain.
Il ouvrit la porte et ne remarquait rien au début, non pas qu’il eût à remarquer quoique ce soit dans ce lieu si familier mais surtout, István ne s’attendait pas à devoir remarquer un changement. D’ailleurs, rien n’avait changé : l’appartement était identique en tous points, tout était à sa place, dans cette douceur immobile des jours identiques, jusqu’à l’orientation vers le sud des feuilles du ficus près de la fenêtre et la réverbération de la lanterne extérieure qui inondait le vieux piano noir de reflets mordorés.
Il lança le « Sziasztók »[4] habituel du retour, posa négligemment le pain, les journaux, se déchaussa, alluma le salon.
Non, rien n’avait changé.
Son salut quotidien, cependant, n’avait eu aucun écho. Cet appel si banal et si insignifiant d’habitude, en échappant à toute résonance, fut le début du vide.
[1] Roumain : « Le temps »
[2] hongrois : « Liberté hongroise de Transylvanie»
[3] « gros matou » (pop, se dit aussi des garçons coureurs de jupons)
[4] hongrois : « salut tout le monde !»
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