lundi 8 novembre 2010

Cher Léonard

Un souvenir de Solenn à 1 mois...Léonard Cohen a accompagné beaucoup de moments précieux pendant ces premiers temps. Sa voix, ses poèmes, valent mille berceuses.

Quant à cette photo, je crois que Solenn avait une semaine à peine..."on oublie" nous disent les gens quand ils voient un nouveau-né...et c´est vrai ! Alors, voilà, ce blog, pour ne pas oublier...

samedi 6 novembre 2010

Les 400 coups

Les 400 coups est un restau plutôt bio près des buttes Chaumont à Paris qui a beaucoup enthousiasmé Solenn...et l´espace enfants aménagé permet aux parents d´avaler quelque chose sans s´étrangler pendant que votre petit(e) met le lieu sens dessus dessous. Une bonne adresse, donc (je crois que c´est rue de la Villette pour ne pas abuser de l´expression en vous laissant sans le "bon plan" dans la poche...)

Haïkus pour Solenn


Solenn, tu fêtes 2 ans aujourd´hui.

Je t´offre quelques haïkus...dont tu pourras te moquer dans quelques années ! Mais ne t´inquiète pas, ce soir, tu auras aussi le domino des animaux et du gâteau au chocolat !


Joyeux anniversaire !









Naissance matinale

Ton premier jour n´a qu´un jour

Éternel souvenir




Née près de la mer

Aux premiers rayons du jour

Sirène de lumière !







Le père au-dessus

du berceau où dort sa fille

Veille l´amour naissant








Les bras en berceau

Autour du corps encore chaud

Le lait coule en nous





Ton éclat de voix

Levant l´aurore et nos coeurs

Résonne sur la me/èr(e)









De nous cette enfant

Qui nous modèle père et mère

Amants vers aimants







Deux ans aujourd´hui


Notre enfant lumineuse

Rayons éblouis !

Parlez-vous solennais ?


C´est la rentrée, certains vont apprendre à écrire et compter, d´autres à multiplier voire diviser. Solenn, elle, depuis plusieurs mois, rentrée or not rentrée, c´est le langage qui l´intéresse. Je note au fur et à mesure les nouveaux mots qu´elle intègre, catalans, français ou castillans mais je note également tous ces mots qui n´appartiennent qu´à elle et qui ne ressemblent à nul autre : du solennais ! Il y a des discours de solennais, des injonctions, des mots doux parfois et surtout des comédies en solennais. Spectateurs pantois, nous ne sachons que répondre parfois car ce qui semble avoir un sens évident pour elle nous déroute totalement.
Et pourtant des langues étrangères - et pas des plus familières - j´en ai connues ! Elle me fait parfois le même coup que les natifs quand on ne comprend pas leur langue : elle répète plus fort, comme si j´étais sourde. "Mais non Solenn, je ne comprends ce mot, te dis-je !" Elle me regarde ébahie, un peu peinée, pensant sans-doute "Elle est idiote ou quoi ? C´est très clair ce que je dis!"

Mais je la soupçonne quand-même de nous jouer des tours : je l´ai souvent prise en flagrant délit de transformation d´un mot connu ou alors de généralisation abusive d´une règle particulière. Un exemple : elle avait commencé à dire, plutôt bien, "chauchures" (ch = ss, chaussures) puis quand à la crèche, elle a entendu parler de "sabates" pour la même chose (toujours les chaussures donc), elle préféra parler de "patage" (en général un mot de 3 syllabes en perd une en solennais, la première ou la dernière. Et le "s" final devient un "je"). Comme on suit au jour le jour l´évolution phonétique de ses mots, on comprend ce qui s´est passé. Par contre, on est un peu consternés quand on se rend compte que le "cola" tout-à-fait compréhensible devient du "collage" : car là non, Solenn n´évoque pas les techniques picturales de Bracque, mais du "chocolat" - elle a décidé de rajouter ce "je" final comme pour le pluriel de "patage", comme pour dire "du chocolat, j´en veux plein, alors je rajoute mon "s-je" du pluriel !" C´est cependant plus déroutant quand elle dit "Ya esta-je", "Ça y est !" au pluriel : c est là où je la soupçonne de "hiéroglyphiser" son langage.


Mais de quoi parle un enfant de 22 mois au juste ? Ça dépend mais quand Solenn use du langage (et elle ne se gêne pas...), il est question de "cana", d´"atouille", de "wah wah!", de "poune", de "cavall", de "wache", de "cago", de "nina", "nena" ou "fille", de "pota" frôlant le "puta", de "coche", de "coña", "gogugan", "pintane", "titane", "couche", "pima" ou "catita"...et plein d´autres ! Si vous n´avez pas reconnu tous les mots, réponses en bas de page ! Car dans le solennais, on peut répertorier les mots en écrivant à côté : étymologie française / étymologie catalane / origine inconnue...et parfois laisser un blanc pour la définition.

Là où je ne suis pas sûre non plus de son "honnêteté linguistique", c´est quand je la surprends en train de me parler verlan. Je racontais récemment l´anecdote sur un autre refuge du web : je lui disais "Toc Toc Toc, qui est là ? et elle me répondait en écho "Cot Cot Cot !" puis quand je la mettais en garde contre le feu en lui disant "Touche pas !", elle me regardait et répétait "Shoute pas !". Il y a beaucoup de mots qu´elle verlanise comme ça, je soupçonne même que "collage" ce soit aussi "chocolat" en verlan si ce n´est pas la théorie du pluriel généralisé.

En tant que "linguiste", je suis fascinée également de voir que le premier mode que l´on maîtrise c´est l´impératif (certes je ne m´attendais pas à voir le subjonctif passé en première place mais quand-même...) : "Mira" (regarde!), "Vine !" (Viens !), "Pacha!" (Passe!), "Tiens!", "Amen-hi" (=Anem hi = on y va, en catalan ) ou "Vamoch!" (Vamos = on y va, cette fois en espagnol) etc. Ça commande les petits soldalts de 80 centimètres !

Mais Solenn, affectueuse, réclame aussi très souvent des "câlins". "Maman maman, câlin !" d´une voix suppliante...Stratagème efficace pour réclamer parfois qu´on la porte, ni plus ni moins et y´a pas de petite tête bouclée qui vient se réfugier au creux du cou...

L´effet perroquet, à cet âge, nous fait rapidement prendre conscience qu´il est l´heure de surveiller son langage : par moments,on s´entend en écho parler un langage fort peu châtié qui, prononcé par une voix fluette, prête à rougir...

Et puis, il y a le phénomène "incrédulité" : je me souviens d´un matin cet été où Solenn, trouvant des pièces de monnaie dans le tiroir de la table de chevet, me dit "Això és a papa" (=ça c´est à papa), et moi "oui oui les pièces qui traînent partout, en général c´est à papa...", et, d´un pas décidé elle alla trouver son père pour lui redonner ses pièces. Lui, devant son ordinateur de bon matin, les prit amusé et n´en crut pas ses oreilles quand elle lui dit "Allà n´hi han més" ("là-bas y´en a plus !") et il lui répondit : "Ah, alors va me les chercher" et je vis débarquer en courant Solenn fonçant vers le tiroir pour prendre plus de pièces, tandis que son père la suivait en répétant "Mais elle a raison, c´est bien ça qu´elle me disait, je n´y crois pas !!!" Cette capacité à associer des choses avec les gens ou des actes précis est assez cocasse : les pièces et le journal = papa. Un soutien-gorge ou mon haut de pyjama qui sèchent = téter.

*** Mais cet article date et aujourd´hui Solenn fête ses 2 ans : son langage n´a pas cessé d´évoluer, de s´enrichir, les petites phrases remplacent les mots. Sa mémoire, des personnes en particulier, n´en finit pas de nous surprendre (Lilo et Kyra sont venus il y a peu et elle en parle chaque jour ! Quand elle voit une photo d´une amie, elle la regarde et mentionne le nom du copain de cette amie). Attention danger : il est très clair que si Solenn parle de façon encore limitée, elle comprend absolument tout depuis longtemps ! Et nos paroles ne tombent pas dans les oreilles d´une sourde...!


réponses de la liste : canard / chatouille / chien / poule / cavall = cheval / vache / escargot / nina = poupée / nena = fille / pilota = ballon / coche = voiture / la coña désigne à la fois la montagne et les escargots ! / toboggan / pintar = dessiner, peindre / titane = les balançoires, ça doit être une onomatopée du balancement !? / la couche / pyjama / camiseta = la chemise.

Photos : 1. Au lac du Laouzas, mangeant une glace, août 2010 / 2. Bataille de polochons avec papa, octobre / 3. Dansant sur la place publique avec Anatole / 4. Avec Camille, petit frère d´Anatole, de 2 jours l´aîne de Solenn (septembre) / 5. Au "400 coups" à Paris, restau spécial enfants, septembre / 6. Avec Catherine et ses pitchous Lilo et Kyra, juin.

vendredi 30 juillet 2010

Mother blues

Elle avait décidé de sortir. Seule. Pas jusqu´au bout de la nuit, à ces heures indues où plus personne ne sait ni son nom ni où il habite ni si tous les chats sont gris ou verts. Non, elle allait sortir par souci d´équité, pour être l´égale de l´homme – peut-être pas de l´homme en général mais de son homme au moins. Équité, équitable, ces mots à la mode et cette notion à la noix, tant dans la parité illusoire des sexes que dans le commerce pourtant forcément injuste où finalement ce qui se manifeste le plus sûrement c´est la permanence des rôles dominant-dominé et la stabilité d´un déséquilibre flagrant. Du nord ou du sud, de l´homme à la femme, il y a trop d´Histoire derrière pour que les choses s´ajustent aussi vite que ce que l´on prétend. Elle ne se faisait pas d´illusion. Tout comme elle achetait équitable pour acquitter sa conscience du poids de la culpabilité occidentale, elle laisserait la maison « dans l´état où elle l´avait trouvée » par pur orgueil de femme occidentale du XXIème siècle, en espérant vaguement que cela fasse un effet mais en refoulant en même temps la certitude de retrouver cette même maison exactement dans le « même état où elle l´avait laissée ». Au moins, il n´y avait pas de surprise.


Donc, elle décida de sortir et de laisser à son « égal » l´égalité de ses chances dans le soin du bébé pour une soirée en solo. Cela allait l´exposer à toute la chaîne minitieuse d´une logistique sophistiquée à laquelle les femmes, dont la réputation de pouvoir faire plusieurs choses à la fois n´est plus à faire, s´adaptent tant bien que mal. Leurs « égaux », de fait inégaux sur ce point car leur légendaire handicap de ne pouvoir faire qu´une seule chose à la fois n´est plus à démontrer non plus, se retrouvent rapidement dépassés par la situation : elle songea, une fois sortie, à l´ampleur du défi qu´elle soumettait à cet homme qu´elle aimait et, malgré ce lavage de cerveau généralisé sur l´équité et son devoir de s´y frotter, elle ne manqua pas de se sentir coupable du geste qu´elle avait eu avant de partir. En effet, elle avait d´abord eu l´indulgence de laisser une note avec quelques indications pratiques puis, se ravisant en se disant qu´il fallait qu´il fasse sa propre expérience des choses et que ce réflexe était encore une fois l´héritage de l´inégalité, elle déchira cette note. « Après tout, il se démerdera », s´était-elle entendue penser. Elle savait par ailleurs que cette note était davantage destinée à limiter la casse pour l´enfant plutôt qu´à servir de phare pour père désemparé. Car ce père désemparé et cet homme qu´elle aimait, ayant cette trouble tendance à dédaigner la multiplicité des tâches et le tour d´équilibriste que suppose le soin d´un enfant tout petit, il fallait bien qu´il en bave un peu pour se rendre compte que ce n´était pas aussi simple qu´il le croyait. Il y a chez toute femme un désir évident bien que refoulé de revanche à prendre sous le drapeau flottant de l´équité.

A la terrasse de ce café où elle aurait dû profiter de cette rare solitude qu´elle retrouvait, elle se mit alors à songer à ce bout de réalité qu´elle venait de passer en relais – comme par souci expérimental de l´improbable notion à la noix du mot à la mode, ce « lot quotidien » qui la comblait pourtant largement, ce marathon ordinaire devenu sa plus louable endurance : recueillir l´enfant et jouer avec, l´écouter et lui accorder toute la chaleur de sa présence, tout en anticipant le contenu du frigo et la compote de fruits à préparer pour le lendemain, prévoir des couches en cas d´urgence au beau milieu du parc tandis que l´enfant veut pour la trentième fois monter sur le petit cheval, et penser à l´eau car il aura soif mais on a perdu le bouchon et le sac est mouillé, puis calculer le temps de pause ensemble et l´horaire de l´épicier car finalement il manque un peu de tout dans le frigo, prendre l´enfant dans le caddie en veillant à ce qu´il n´écrase pas les avocats ni n´éventre le paquet de yaourts et le laisser gambader aussi entre les rayons au moment où il s´impatiente mais sans qu´il ne fasse un lancer de pots de moutarde (cassables) ni ne réorganise à sa manière les bacs de fruits et légumes (les aubergines avec les tomates et les poires avec les poireaux, les asperges exilées au rayon frais avec les petits suisses et les oranges, si rondes, si semblantes à de petits ballons, roulant par terre) et au moment de payer et d´échanger de bons mots en langue étrangère avec l´épicier, supporter d´une part les commentaires mielleux sur l´intrépide enfant « qu´elle est mignonne, on dirait une poupée ! » et de l´autre, les regards moins indulgents de certains ados mal rasés ou vieux célibataires endurcis détestant ce genre miniature de l´humanité (il faut alors sourire de façon un peu crispée en tentant à la fois de remplir son sac de vivres tout en cherchant des yeux la dite-poupée qui est en train de ramper sous les rayonnages pour attraper le chat de l´épicier puis vole une boîte de coton-tiges et renverse les aérosols anti-fourmis au passage), après cela, d´un air détaché il n´y a plus qu´à empoigner d´une main le sac de courses horriblement lourd et de l´autre la poupée terriblement indocile, ce double mouvement réveillant subitement une douleur aigue au bas du dos. À la voiture, feinter la patience devant l´enfant qui se met à hurler de désespoir en voyant qu´il doit se soumettre à aller dans son siège et qui se cabre pour éviter qu´on l´attache et entre les pleurs, montre le siège avant en gromellant un « broum broum » qui signifie que son père, lui, le laisse parfois « conduire ». Détestable conduite paternelle, se dit alors la mère quand l´enfant lui griffe le nez pour marquer son caractère précocement rebelle. Ensuite faire encore un détour par la station essence avant de rentrer car la voiture est au bord de la panne sèche et, en roulant – musique crescendo pour couvrir les plaintes à l´arrière, le portable qui sonne et le bébé qui pleure toujours, qui réclame son jouet tombé à ses pieds exactement au moment où un camion brinquebalant fait une queue de poisson et ce téléphone qui n´arrête pas de sonner, il faudra donc se rappeler de regarder qui c´est et rappeler la personne insistance mais l´enfant protestera et volera le portable et se connectera au G.P.S via internet, ce qui plombe à chaque fois considérablement les factures de téléphone. Et quand enfin arrivés à la maison, la voiture fait demi-tour avant de se garer, à droite il y a ces fichues balancoires que l´enfant ne manque pas de remarquer et qu´il réclame à corps et à cris, ignorant le trop raisonnable « non, mon petit loup, on n´a pas le temps ce soir » car on pense déjà à la soupe de potiron que l´on doit lui préparer et les pâtes qu´on fera avec une sauce au pesto pas très équitable mais scandaleusement bonne et si facile à préparer mais le temps de décharger les courses qui tombent par terre, l´enfant prend la direction opposée et, sans quitter des yeux la route peu fréquentée dans la crainte de l´arrivée d´une voiture, on le voit s´éloigner d´un pas alerte et décidé vers les balancoires. À partir de là : laisser son encombrement quotidien sur le rebord de la fenêtre, attraper un ballon dans la voiture et rejoindre son enfant qui, somme toute, mérite effectivement un peu plus d´attention que des pâtes au pesto même si la pensée de la préparation de la soupe au potiron à synchroniser avec la préparation du bain, celle du sac de la crèche et de la compote pommes-poires-bananes monopolise en réalité une bonne part de l´attention. La porte franchie, il restera mille aléas (le bain, le pyjama, le repas, la veillée, les comptines, les histoires, les berceuses, la tétée, le sommeil qui tarde toujours à venir, le berceau jamais vraiment dompté, les réveils impromptus), mille aléas qui se suivent ou se superposent et la maison qui, entre temps, a pris l´aspect d´un champ de bataille et le garde car ça lui va si bien.


« Il se démerdera... », se répéta t-elle en se mortifiant pourtant d´avoir déchiré la note qui disait où se trouvaient les choses, ce qu´il fallait préparer ou mettre dans le sac du lendemain, les doses de lait et de céréales dans le biberon. Mais, si elle n´éteignait pas son portable, elle savait qu´elle aurait de nombreux appels tout au long de sa soirée solitaire (qu´elle dégustait fort peu en attendant car toujours connectée à l´autre soirée qui se déroulait en son absence) car lui n´était pas du genre à se mortifier pour appeler et demander « où est la crème pour les fesses ? et y´a pas un petit pot tout près quelque part dans la cuisine ? Au-dessus de l´évier mais où exactement ? Et le biberon c´est combien de cuillères de poudre de lait déjà ? et le lait tu le mets où d´habitude ? » (une question par appel. Intercalées de commentaires : « Ça se passe bien ta soirée, tu profites ? Ça doit te faire du bien depuis le temps. On pense bien à toi, on t´oublie pas, l´enfant te réclame d´ailleurs, il te cherche dans la maison, il a même regardé sous le lit. Mais il va très bien, il est très content, il n´est pas triste non plus, c´est bien qu´il soit loin de toi aussi. Ne t´inquiète pas, nous, ça se passe merveilleusement bien ! D´ailleurs c´est même plus facile quand tu n´es pas là ». Après cette dernière petite remarque, elle avala cul-sec le gin-tonic qu´elle avait commandé en s´étranglant un peu. Elle fut saoûle immédiatement. Ça faisait si longtemps...

Elle soupira en regardant la place où s´agitait toute une confusion de gens et en essayant de vivre le moment et le lieu présent. Elle se demanda si elle allait prendre une cigarette dans le paquet posé négligemment sur la table. Elle ne fumait pas mais elle avait acheté des cigarettes, des menthols pour avoir l´air chic. Non seulement elle ne fumait pas mais elle détestait l´odeur et le goût des cigarettes. Elle profita du premier quémadeur venu, un jeune à l´aspect désinvolte très étudié qui lui taxait une cigarette, pour essayer de se débarasser de tout le paquet « oui, et puis prends-les toutes, tiens ! ». Mais cela n´eût même pas le succès escompté, le jeune homme à la désinvolture tirée à quatre épingles refusa poliment en n´en prenant qu´une et elle ne sût pas si c´était par gêne, par surprise ou par dégoût des menthols. Quoiqu´il en soit, elle était un peu plus loin que tout-à-l´heure des contingences de la maternité, et se décida alors à allumer une cigarette à la menthe.

En repensant à ce « sans toi, c´est presque plus facile, tout va très bien », elle songea que l´inscouciance masculine avait cette faculté inouie et désobligeante de pulvériser en un tour de main les plus viles intentions féminines de revanche. Son homme, de fait, se sentait comme un poisson dans l´eau dans le chaos. Du coup, il ne voyait jamais vraiment le problème quand rien n´était fait à l´heure ou dans l´ordre ou, sans aller si loin, entre les balises ordinaires d´une vie rythmée sur les besoins de l´enfant. Il était tout amour et tout sourire avec son petit et tout roulait comme sur des roulettes. De plus, il était doté d´un téléphone qui lui permettait de joindre à tout moment la maman inquiète et d´autres personnes fort utiles : « finalement j´ai appelé Carmen qui viendra faire la cuisine pour nous et préparera l´eau du bain. Nous, comme ça, on peut jouer». Il n´y avait jamais de quoi s´en faire. Les hommes n´ont, après tout, jamais eu à prouver au reste de l´humanité la grandeur et la noblesse rompus de sacrifice et d´abnégation de leur instinct maternel.

Elle abandonna ses réflexions encore trop nimbées de cet indécrottable sentiment de culpabilité qui envahit le coeur des mères pour regarder ses voisins de terrasse. Et plus particulièrement les hommes. Et plus sélectivement encore, ceux qui pourraient se dégager de la mulitude grâce à une beauté foudroyante ou un charme terrassant. Le tour d´yeux fut vite fait, il n´y en avait pas un seul. Elle avait mis la barre un peu haut et se concentra quelques minutes sur un drôle de type avec un bonnet tricoté main rose bonbon. Insolite couvre-chef en plein mois de juillet...Elle se demanda si c´était sa grand-mère hippie ou sa copine néo-rurale qui lui avait tricoté. Elle observa ensuite quelques couples puis, sirotant le mojito aussi mentholé que ses fausses cigarettes, elle ouvrit son carnet et commença à prendre quelques notes.

Elle écrivit qu´elle avait décidé de sortir par souci d´équité. Mais, en relevant son crayon, elle s´avoua qu´en réalité elle était aussi sortie parce que c´était les soldes. Elle ne fréquentait les boutiques qu´à cette occasion et c´était toujours une épreuve assez désopilante. Elle avait décidé d´être sélective et de ne s´infliger qu´une seule visite assommante à l´un de ces magasins-au-petit-bonheur-des-dames. En y entrant, elle avait été frappée comme d´habitude par le volume strident des hauts-parleurs diffusant une musique commerciale à un rythme abrutissant. Un ami lui avait expliqué un jour que c´était une stratégie de marketing bien étudiée poussant à la consommation. En effet, cela créait une sorte d´excitation superficielle, de neutralisation du bon goût et, par conséquent, les acheteuses potentielles perdaient leur critère et la conscience de leur compte en banque. Elle prit à la hâte plusieurs choses, il ne restait plus que les tailles XXL ou XXS, toutes mal coupées, si bien qu´elle rentrât indifféremment dans les unes et dans les autres, comme quoi de nos jours on faisait vraiment n´importe quoi. Néanmoins, cette étrange accessibilité à des tailles improbables ne garantissait pas le succès de l´opération : rien ne lui allait. Elle se sentait tour à tour saucisse, poivron ou cornichon mais ne pouvait se résigner à cette vision carnicière ou potagère décevante sans entendre la vendeuse clamer sa honte en utilisant mille oxymores à son égard : « Mais c´est magniiiiifiiiique, ça vous va à ravir cette petite jupe ! ». Lâche-moi vieille truie, grinçait-elle le plus discrètement possible entre ses dents pour ravaler le dégoût que lui inspirait cette mise à l´épreuve humiliante. La musique semblait de plus en plus forte et l´étourdissait de plus en plus mais ne l´hypnotisait pas au point de vouloir tout acheter car sa réaction était plutôt inverse et radicale : une irrépressible envie de tout jeter. Pourquoi pas à la face trop maquillée de la jeune dinde de vendeuse. « Tiens remballe moi ça là, c´est trop moche ! » aurait-elle été tentée de cingler pour ne pas avouer que c´était elle qu´elle trouvait trop moche là, dans tous ces miroirs et dans ces fringues mal taillées.

A un moment donné, elle dût aller rechercher une taille plus raisonnable et quitter sa cachette-cabine pour se faufiler entre les rayons. En se baissant elle entendit qu´elle venait de faire exploser la fermeture éclair de la robe qu´elle avait passée. « Qualité suspecte... », se dit-elle pour ne pas s´accuser d´avoir tenté d´entrer dans un modèle pour adolescente anorexique. Ne trouvant pas l´alternative adéquate et totalement abrutie par les décibels de la musique trop bruyante, elle se dirigea vers la caisse en balançant les bras et la tête n´étant plus tout-à-fait sûre de se trouver dans une boutique ou dans une boîte techno et c´est ainsi qu´elle s´accouda au « comptoir » prête à demander « Un gin tonic s´il-vous-plaît ! Avec trois glaçons ! » avant que sa démence passagère ne s´évanouisse et qu´elle se remémora qu´elle cherchait la vendeuse de qui elle avait pourtant eu tant de mal à se débarrasser. « Excusez-moi, je voudrais une taille plus grande si vous avez...et du Bach aussi, si ce n´est pas trop vous demander. Ah c´est la radio ? Radio-techno, je savais pas que ça existait...Non, non c´est bien, c´est sûr, si vous avez pas de machine à café, ça vous tient éveillées, c´est l´essentiel. Hmm. Bon, et ma taille M ? ».

Retour à la cabine. À L´ultime essayage désespéré d´une robe un peu trop blanche, un peu trop courte, elle vit dans l´oeil d´un mari excédé que sa femme avait dû traîner là (« mais non, mon chéri tu verras c´est juste quelques minutes, c´est les soldes et j´ai plus rien à me mettre ! Et surtout, je ne voudrais pas choisir sans toi !»), elle vit donc dans l´oeil de cet homme un air réprobateur et plus bas elle remarqua aussi que sa bouche dessinait une moue dubitative. Sa femme se trouvait dans la cabine à côté – depuis plus d´une demie-heure et avec la moitié du magasin à essayer – et, elle, mi-chou-fleur mi-courge dans cette petite robe trop blanche et trop courte sentait bien qu´il dédiait une rancoeur incommensurable à toute autre donzelle venue là avec cette même vicieuse idée de se jeter sur les soldes plutôt que sur un demi pression en parlant foot.

Elle se regarda alors dans la glace et son reflet confirma le verdict muet du mari éxcédé : c´était abominable. Lorsque la harpie de vendeuse fit irruption et inspira pour sortir une nouvelle inepsie faussement élogieuse, elle la coupa net « Non ! ça ne me va pas du tout. Enfin si, vous avez raison ça me va parfaitement, la robe est sublime mais c´est mes jambes qui ne vont pas avec. Faut trouver d´autres jambes. Vous avez quoi en soldes ? » La jeune fille resta bouche bée, effarée. Cela eût néanmoins le mérite de ravir un sourire à l´homme accablé d´ennui. Il en profita pour jeter un coup d´oeil aux jambes accusées et constata qu´il y avait en effet de quoi protester : un bleu tournant au verdâtre sur la cuisse, une égratignure au tibia comme si elle avait enjambé un fil barbelé entourant le pré des vaches, quelques piqûres de moustique et une lointaine épilation fort aléatoire, le tout assorti d´une pâleur anglaise. « Vous sortez de la jungle ou d´un match de boxe ? » aurait-il pu lui demander, ce à quoi elle aurait répondu le plus sérieusement du monde « Non, d´une période intensive de maternité. »

Mais l´homme était à la fois éduqué et mortifié de patience et ne dit rien, se contentant de sourire de plus en plus franchement, enfin distrait de son rôle de tribunal esthétique pour sa femme qui sortit à ce moment-là dans la même petite robe un peu trop blanche, un peu trop courte. Elle prit le sourire pour elle et se mit en joie, tournant sur elle-même et se jetant des regards interrogateurs dans la glace : « Alors tu trouves comment ? Tu aimes ? » Il faut avouer que ses jambes étaient dans un bien meilleur état, cirées de près, écrémées et auto-bronzées mais l´effet général ne différait guère : abominable. Le mari – obsédé à présent par l´urgence de déguerpir – se fit le doublon de la vendeuse dindonne et s´entendit dire « Ça te va à ravir ma chérie, c´est subliiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiime ! Tu as trouvé TON modèle. » - « Tu es sincère ? » interrogea la femme mi figue mi-raisin, soupçonnant une sorte de conspiration secrète. « Mais oui j´te dis...... ! » dit le mari trop impatiemment pour être honnête, laissant échapper en même temps un soupir franchement délateur. Il regarda en biais la première essayeuse aux jambes d´Indiana Jones comme pour l´interroger du regard « Non mais les filles qu´est-ce qui vous prend avec cette robe, vous vous êtes vues ? ». Mais avant de déclarer forfait, son épouse reprit « Tu ne trouves pas que ça baîlle là ? ». En effet, le modèle alliait un style trop court et trop large à la fois, une coupe genre « sac à patates » défiant toute loi de rentabilité. « Mais non ça ne baîlle pas ! » mentit-il sans plus cacher son agacement, il grogna alors et il se mit à baîller, lui, très bruyamment. Puis, d´un ton beaucoup plus ferme soudainement : « Bon on y va là ? »

Elle le prit presque pour elle qui rentra dans la cabine, déconfite, et se rhabilla en hâte puis reposa négligemment le tas d´habits infamants sur un comptoir sous l´oeil cette fois dédaigneux de la vendeuse. Elle sortit et inspira fortement en franchissant le seuil de la boutique à la musique de discothèque qui n´aura eu d´effets sur elle que de lui mettre les nerfs en boule. Son portefeuille, lui, en fut sauf. Elle se sentit, sinon libre, au moins libérée. Après cette déroute vestimentaire, elle décida d´aller se jeter sur le premier alcool venu à la terrasse d´un café.

Elle pensait à tout cela et elle voyait le couple attablé un peu plus loin à droite, l´homme identique en tout points à cet homme las et avachi qui était assis sur le cube blanc devant les cabines d´essayage en attendant que sa femme en finisse avec sa fièvre acheteuse et caméléon. Malgré l´évidence d´une bière devant lui et la retransmission d´un match de foot au fond du bar qu´il zieutait sans passion, il gardait la même attitude passive, un peu abattue et résignée.

Sa femme, elle, se caressait les ongles au vernis rouge passion et semblait songer à la petite robe blanche qu´elle n´avait finalement pas achetée. Trop courte et elle baillait, mais quand-même, se disait-elle, elle était jolie. “Je devrais faire un petit régime estival” déclarerait-elle à son mari apathique qui, tout en suivant des yeux une serveuse plantureuse, lui répondrait : “Mais non, ma chérie, tu n´en as pas du tout besoin...” et, dans un soupir, rêvant de chairs pleines et de promesses de voluptés infinies, captivé par la cadence hypnotisante des hanches larges de la jeune femme qui leur apportait maintenant des olives farcies et des chips grasses, il balaya de ses yeux la table pour chasser les pensées qui le troublaient avant de les relever vers sa femme et ajouter d´un air consolant : “Tu es très bien comme ça.” Elle haussa les épaules et sourit dans le vide, cherchant du regard l´approbation du bel homme qu´elle n´avait pas manqué de remarquer au comptoir, se demandant peut-être si, lui aussi, la trouverait “très bien comme ça”. Peut-être était-elle aussi vaguement consciente que les paroles de son mari troquaient à une autre cible leur part de vérité.

Amusée de ce spectacle, elle prit quelques notes dans son carnet en se disant qu´elle préférait sortir seule plutôt que d´être ainsi assortie d´un homme las, terriblement gentil mais absent et abattu. Combien de fois pourtant s´était-elle sentie elle-même absente, le regard aimanté par autre chose et ne pouvant y goûter pleinement car se distraire ainsi de l´autre en sa compagnie sème toujours trouble et confusion ? Combien de fois s´était-elle aussi entendue demander à ce même autre, d´un ton moqueur et suspicieux : “Tu veux mes yeux ?” quand elle se pensait elle aussi chassée de l´esprit rêveur de celui qui l´accompagnait ?

Elle fixa alors son regard sur un homme d´une trentaine d´années, peut-être plus, mal rasé, cheveux ébouriffés, lacets pas lacés et braguette sans-doute pas complètement remontée, en somme la décadence superbe, majestueuse. Son type d´homme.

Il lisait en fronçant parfois un peu les sourcils. Quand il releva les yeux en quête de quelqu´un qui pourrait lui prêter du feu pour allumer une cigarette non mentholée, il surprit son regard à elle et elle vit à cet instant qu´il avait vu plus que cela. Et c´est ce plus qui la fit rougir car son regard indiscret ne la mettait pas mal à l´aise en général, sachant le rendre assez neutre, assez désintéressé. Les yeux verts de gris de l´homme en rougirent presque eux aussi. Ça n´avait été presque rien, un geste naturel en somme mais si peu habituel à la terrasse d´un café qu´il devenait alors totalement incongru, déplacé même quand il était ainsi accompagné d´un regard – tout désintéressé qu´il fût – destiné à un inconnu. Elle sentit son corps bouillir et plus encore sous l´empreinte du geste encore présent dans son esprit. Elle eut envie de rire mais elle se reprocha son attitude, devenue si familière qu´elle en oubliait les convenances. Elle venait simplement de faire ce qu´elle faisait très souvent chez elle, dans l´intimité de son antre : se passer la main sur le sein, en vérifiant presque machinalement les signaux que son corps lui renvoyait, l´informant qu´il était plein et gonflé et qu´une nouvelle tétée était proche. En se rendant compte là, à cette terrasse, que ses seins commençaient à être tendus et douloureux, elle réalisa que l´espace entre la dernière tétée et la prochaine s´étirait considérablement avec cette sortie et qu´elle avait du coup soudainement envie de retrouver son enfant pour qu´il la libère de cette tension et abreuve ces réserves maternelles si généreuses. Ses seins l´informaient en fait, peut-être plus encore que son esprit ou sa conscience, du temps d´absence et du manque, du vide dans ses bras du corps doux et chaud de l´enfant qu´elle nourrissait. Du ventre vers les seins, il y avait la flagrance de son dédoublement entre son corps à elle et le corps de son petit, la transmission vitale passant d´elle à lui, le lait de son être comme cordon invisible d´un lien indivisible.

Et, sans s´en rendre compte donc, elle avait passé sa main sur son sein pendant qu´elle regardait cet homme qui était son type d´homme (si désintéressé fût son regard) et il avait vu tout cela ou plutôt compris peut-être tout cela, que l´incongruïté du geste avait quelque chose qui l´interdisait, le projetait ailleurs, loin de la flatterie qu´il aurait pu sentir à être ainsi regardé : elle passait naturellement et sans y penser sa main sur le sein rond et douloureux, tendu de lait plutôt que de désir, terriblement maternel, le soupesant presque ce sein qui était si intimement le sien et si flagramment celui de son enfant aussi.


Elle se sentit dévastée par l´écho de son regard et l´ampleur de la signification de son geste. L´homme, un peu hébété lui aussi, fronça encore les sourcils et ses yeux clignèrent comme après l´apparition d´un mirage, puis il se mit à chercher plus activement du feu pour allumer sa cigarette normale. Evidemment, elle ne leva pas la main pour lui indiquer qu´elle pouvait lui en donner puisqu´elle avait des cigarettes anormales assorties d´un briquet.


C´est précisement à cet instant-là, quand elle abandonna l´idée de lui venir en aide, qu´elle se sentit glisser sur l´autre versant de l´obscure féminité. Le versant à l´ombre quand ses souvenirs s´accrochaient encore aux branches vacillantes et frivoles du versant solaire. Dans sa chute, elle entendit néanmoins l´écho des flatteries d´un homme trappu au visage d´indien, dont la prose flirteuse mêlaient le diable et les dieux : “Eh la belle, quel diable t´amène par ici avec ces divines courbes ? Laisse-moi t´inviter à un coktail du paradis, je suis l´ange du démon...” Elle rougit presque d´en sourire, mais remercia silencieusement tous les flatteurs de l´autre continent ou du bâtiment de sauvegarder cette innocente tradition de transformer le passage des demoiselles en morceau de poésie. Sans pour autant donner le change ni paraître offensante, elle offrit son sourire en guise de refus, puis se leva et laissa sur la table quelques sous et son paquet de menthols infumables. Elle ne regarda pas l´homme qui, lui, la regarda partir. Il lui fallait attraper le dernier train qui la conduirait chez elle et la remettrait sur les rails de son quotidien le plus présent. Elle s´en sentit presque sauve.

En arrivant dans l´air suave de la nuit, elle franchit la porte du jardin et vit une ombre sous le cerisier : l´homme aimé était là, assis et silencieux, et elle vit le bout rouge, incandescent de sa cigarette quand il aspirait puis son visage qui se tournait vers elle, son visage barré d´un sourire si lumineux qu´il chassait l´ombre de la nuit autour. Elle lui sourit en retour et s´assit près de lui. Il passa son bras sur ses épaules et l´attira doucement à lui, faisant basculer sa tête sur son cou et il lui chuchota : “Tu as vu toutes ces étoiles ?” et elle ,“oui et la montagne en ombre chinoise. Tu vois des lutins, des tubes d´orgue ou autre chose toi ?” Il rit, complice, à l´évocation floue de cette “autre chose” et ne répondit rien, respirant ses cheveux et lui caressant le bras.

Quand elle monta dans la chambre, elle eut le même geste avec son enfant, elle écouta d´abord sa respiration, remonta un peu le drap sous les bras et passa son doigt sur la joue, si douce et si gourmande, puis elle se pencha pour respirer ses cheveux fins d´enfant, son odeur de lait... En caressant son bras rond et tendre, elle songea à ce versant ombrageux à l´abri duquel elle vivait à présent. Dans l´obscurité, elle se sentit soudainement aveuglée, nimbée de bonheur par cette étape si lumineuse qui couronnait son inconditionnelle et double féminité.

Sur la route, sans Kerouac

Il y a tous ces kilomètres que l´on fait, tous ces kilomètres de pensées où l´on se perd en soi et en l´autre, aux détours de la vie, et puis tous ces kilomètres de pensées moins ancrées dans le réel où, peu à peu, au fil de la route, s´élabore une trame, s´étoffent des personnages, se cisèlent les phrases, si sonores et mélodiques quand elles sont chuchotées ainsi à l´esprit et que l´on sait destinées à l´oubli car on ne les notera pas, on ne se souviendra pas de leur rythme, des mots qui les composent au moment de les écrire.

Il y a tout ce temps entre les plis du présent qui file, se déroule comme la route qui se dérobe, les paysages autour de soi qui s´évanouissent au fur et à mesure que l´on avance puis renaissent, différents, et meurent encore et les velléités d´écriture avec.

Il y a pourtant cette fièvre en soi, cette brûlure dans les doigts, le désir de saisir toutes ces phrases du vent et de la route pour les tisser serrées dans les mailles de l´encre et les empêcher de nous échapper encore.

Fascinée par l´équilibre et la concentration qu´impose la conduite, ce fil tendu où la souplesse et l´habileté s´épousent, je me laisse envahir, peu à peu, par les phrases et je les taille comme des pierres, influencée par l´inspiration de la musique qui envahit l´habitacle de ferraille. La route m´absorbe. Cette route que si souvent j´ai fui, donne la cadence parfaite à mon esprit encombré d´idées, de pensées, d´histoires.
Il faut bien-sûr des itinéraires fluides pour chercher loin en soi les raisons intimes, les racines souterraines de sensations et sentiments qui nous habitent, que la fréquentation des autres et de leurs propres histoires fait naître en soi, terreau superbe pour travailler la déclinaison infinie de l´âme humaine. Et comprendre, peu à peu, kilomètre après kilomètre, ce qui nous heurte, ce qui nous touche, ce qui nous déroute.

Pendant ces rares interstices de solitude, fouiller profond au fin fond des sentiments et des contradictions de l´homme prend le goût d´une drogue thérapeutique. On attend alors le prochain voyage, la prochaine dose de kilomètres. Et c´est ainsi que peu à peu, la compagnie de ces pensées et celle d´êtres fictifs habillés puis déshabillés par les caprices de notre imaginaire deviennent nos uniques et âpres désirs d´intimité.

Retour aux sources

Je me place devant l´ordinateur avec l´écho encore sonore de ses paroles : “regarde le tableau Excel que l´on a fait ensemble, regarde tes comptes et on voit ce qu´on peut faire pour économiser” et d´autres pensées se superposent à l´écho de sa voix grave et douce, des pensées en forme d´images : le linge empilé à côté de la machine à laver, les vêtements éparpillés, la vaisselle dans l´évier, le beurre oublié sur la table, les appels toujours repoussés, la carte d´identité périmée à renouveler, le pollen partout autour dans l´air saturé de chaleur et de vent, pollen provoquant allergie, éternuements, fatigue, et une immense impression de ne pas pouvoir respirer. Ou alors ce sont toutes ces autres pensées-images. Je pense et je me sens affligée.

Je regarde mes comptes, je lance une machine, je vais remettre le beurre dans le frigidère, j´appelle un fonctionnaire mal luné qui n´aura pas réponse à mes questions ?

J´allume l´ordinateur.

J´ouvre un document word.


Page blanche.


Pas de tableau Excel, pas de chiffres.

Non, je ne regarderai pas mes comptes, je ne m´occuperai pas du linge, je ne rangerai pas un seul vêtement, je n´appellerai personne, et je laisserai fondre le beurre.


Page blanche, sur l´écran luisant de l´ordinateur retenant les rayons du soleil matinal, une page peut-être moins sensuelle qu´une page blanche sur le coin d´une table de café mais également immaculée, également tentatrice.


Page blanche et quasiment rien autour pour me distraire.


Envie irrépressible d´écrire.


Au diable les comptes, le linge, la vaisselle, le beurre, les fonctionnaires mal-lunés. Au diable l´ordre, l´organisation, la numérisation du monde, la domestication du cours de la vie, l´étouffement par le pollen et par toutes ces activités dévorant le temps et minant la conscience, avortant toute envie plus noble dépassant ces contingences toujours un peu humiliantes et si sournoisement asservissantes.


Page blanche.


Je frôle les touches, les doigts me brûlent. L´envie irrépressible est là, qui les démange.

Je caresse les touches comme un amant caresserait le corps aimé, trop longtemps absent, enfin retrouvé.

Je me mets à écrire et le bruit régulier, parfois précipité des doigts sur les touches donne au silence un air de musique, parfois interrompu, une sonate au piano qui, peu à peu, remplit l´espace et le temps, enterre les comptes, le linge, la vaisselle, le beurre et les fonctionnaires. Les chiffres n´existent plus qu´à l´infini des mots et les mots roulent, sous le métronome irrégulier des doigts pressés, maladroits et brûlants, répondant à l´esprit fiévreux.


Je me mets à écrire et je respire.