mercredi 26 décembre 2007

La chèvre des derviches

Ce n´est pourtant pas l´année de la chèvre !!!




Mais il faut croire que j´étais vouée à en rencontrer plus d´une cette année (pourtant dans le calendrier chinois nous sommes à l´ère du "cochon" jusqu´en février, je le précise...), même au find fond d´une gorge près de Mostar en Bosnie...Pas très loin, se niche la maison des derviches "hurleurs"...On connaissait les derviches tourneurs en Turquie, mais par là-bas, ils crient...de quoi effrayer nos moines ou carmélites qui vivent dans le silence ! Enfin le lieu était fort calme et nous n´avons entendu aucune prière résonner à des milliers de décibels, ce qui en soi est peu étonnant puisque nous n´avons rencontré aucun derviche non plus...

Quant à cette chèvre elle était très curieuse et pas sauvage pour un sou. On a l´impression que j´ai une crampe d´estomac sur cette photo mais en réalité j´étais en train de protéger mes "effets personnels" convoités par la coquine...Anne était en train de prendre la photo tout en rigolant de l´audace de l´animal... Juste revanche aux surnoms que j´ai entendu depuis longtemps : "biquette" ou "cabrita" (avec la tentative de son auteur d´imiter la version française mais en écorchant la version maternelle, ce qui donne : "ma briquette"...et entre un animal ruminant qui monte aux arbres et une petite brique, je crois que mon choix est fait !!!) ; en espagnol, il y a aussi "eres como una cabra" qui se dit quand on s´emporte ou quand on est un peu tout fou, au bord de l´hystérie...il me semble que cette phrase est aussi parvenue à mes oreilles plus d´une fois mais je ne sais pas vraiment à qui elle était destinée...C´est cela en fait que j´étais en train demander à cette chèvre bosniaque : tu sais à qui cela s´adresse cette expression ? comment on le dit en bosno-croate ???

En attendant d´avoir cette traduction, je vous souhaite de joyeuses fêtes de fin d´année et une excellente année...sous le signe de votre animal fétiche, quelque soit la prévision chinoise !
Et n´oubliez pas d´hurler toutes vos prières et désirs pour que l´écho aille rebondir jusque contre la falaise de la maison des derviches !!!

dimanche 2 décembre 2007

Deuxième ballade balkanique : Pandore à Sarajevo

A tout ce qui n´a pas lieu.

A Sarajevo, une vieille femme marche lentement vers la place aux pigeons de Baščaršija, le dos courbé et les bas de laine capturant des mollets aussi fins que les poignets d´une jeune fille. Elle n´est pas assez couverte pour la saison mais cela fait longtemps qu´elle n´a plus jamais froid. En passant devant la mosquée “Begova”, elle s´arrête devant une affiche indiquant une exposition : on y voit un vieil homme, la tête inclinée vers le sol et sa main droite ridée posée sur le front ; une bulle au-dessus du portrait annonce le thème “Troubled Islam”, la vieille femme ne comprend pas l´anglais mais décrypte le message par ce geste d´accablement et d´extrême fatigue ; elle croit y lire le souvenir de son mari quelques jours avant sa disparition, quand elle l´observait par l´entrebaîllement de la porte de la cuisine sans oser entrer, de peur de ne pas savoir comment rompre ce halo de silence et de solitude qui cerne les esprits rongés par les soucis et l´angoisse. Elle se met à murmurer pour elle-même des commentaires résignés. Puis, apercevant une jeune femme à côté d´elle en train de noter l´adresse du lieu d´exposition, intriguée comme elle par l´affiche, elle la prend à témoin et se met à lui dire beaucoup de choses sans paraître vouloir que son monologue se transformât en conversation. Avait-elle perçu que sa voisine était étrangère et ne comprenait rien à ce qu´elle racontait ? L´interlocutrice muette l´interroge cependant explicitement du regard, soutenant difficilement la vision d´une verrue purulente que la vieille femme n´a jamais pu soigner sous son oeil vif et clair et qui ressemble à une cicatrice qui ne pourra jamais se refermer. Elle se contente de hocher la tête en signe d´assentiment, traduisant à travers la voix écorchée de la parleuse la bande son qui accompagnerait parfaitement les photos de cette exposition qu´elle désire voir. La vieille femme ne tarit plus, comme si elle venait d´ouvrir la boîte de pandore où elle renferme tous ces souvenirs si douloureux à partager avec les quelques proches qui ont survécu et qui ont traversé avec elle ces années de peur, de chagrin et d´humiliation. Alors cette inconnue, cette étrangère, est l´oreille qu´il faut pour recevoir sa douleur sans paraître en souffrir...
Et malgré la tristesse de son récit ininterrompu, la vieillarde sourit entre deux phrases et semble même amusée par l´air de plus en plus interrogateur de la jeune femme qui se demande en effet si la pauvre femme n´est pas tout simplement en train de délirer, ayant perdu la tête depuis que dans celle-ci résonne le bruit des mitraillettes qui a retenti toute une nuit contre la façade de son immeuble. Le lendemain matin, ne sachant pas comment elle avait survécu, prostrée dans la baignoire glaciale, elle avait retrouvé son fils aîné sur le sol, sans vie. Deux jours avant, son mari avait été arrêté après avoir été prier pour les siens derrière la mosquée condamnée et depuis plus d´un mois elle n´avait plus aucune nouvelle de son deuxième fils qui vivait à l´est du pays. Elle n´en aurait jamais plus. Son coeur s´était mis à geler et tremblait à chaque instant et c´est à partir de ce moment là qu´elle n´avait plus senti le froid dehors. Elle s´acharnait néanmoins à se persuader que son mari et son fils reviendraient un jour à la maison et qu´elle pourrait retrouver le sommeil et la chaleur en elle. On ne l´avait jamais appelé pour identifier les corps, alors elle voulait croire qu´ils étaient encore de ce monde. Tous les jours elle sortait pour aller vers la place aux pigeons et parlait aux oiseaux ou à ces inconnus qu´elle croisait et qu´elle croyait reconnaître, des amis de sa famille ou des jeunes femmes qui lui rappelaient les veuves de ses fils ou bien elle-même, à cette époque irratrapable où elle était gracieuse et insouciante, où elle n´avait pas cette maudite verrue qui lui masquait une partie de la joue. Les commerçants astiquaient leurs petits moulins à café dorés et la regardaient passer, frêle et si seule, et la saluaient d´un hochement de tête, avec l´expression de ceux qui savent, qui ont une mère ou une grand-mère qui leur demande chaque jour à quelle heure passera le camion de l´aide alimentaire et s´ils lui apporteront un peu de beurre cette fois.
Tout à coup, la vieille femme interrompt son monologue et offre un sourire désarmant à celle qui écoutait désormais le rythme de ces mots inconnus comme une berceuse triste, mais consolante, puis elle s´éloigne à petits pas rapides, semblant moins courbée qu´avant, comme si en se confiant elle avait redressé en elle les fils de sa dignité et de son courage. Elle ne veut pas arriver trop tard sur la place et espère y profiter des derniers rayons de soleil pour voir comment les pigeons se précipiteront sur les graines qu´elle a glissées dans un sac plastique et qu´elle lance chaque jour d´un geste fragile et satisfait. Ce rendez-vous quotidien est devenu un rituel qui lui permet de supporter l´attente et combler le vide qui dévaste sa maison et son coeur glacé. Elle n´est jamais parvenue à se résigner à ce qui n´adviendra plus ; les pigeons lui transmettent les messages de ses absents, elle les capte au vol dans les battements des ailes grises qui scandent le vent.

La jeune femme serre son foulard autour de sa gorge nouée. Elle a froid. Devant elle, le châtaigner offre des ombres au soir qui tombe dans la cour de la mosquée. Les yeux perdus entre les fidèles répondant à l´appel du muezzin, elle pense encore à la vieille femme et à son long monologue puis elle erre dans ses propres souvenirs et tout ce qui n´a pas eu lieu dans sa vie et qui n´aura pas lieu. Elle se dit qu´elle aurait aimé en parler à la vieille dame, se lancer elle aussi dans un récit expiatoire. Tout ce qui s´est absenté d´elle, de son corps, la vie contre le vide, quand elle n´a jamais réussi à l´extirper de son âme par des paroles. Sa boîte de pandore...Elle se sent elle aussi cernée par ce halo de silence et de solitude si difficile à briser. L´air du soir qui lui caresse les cheveux est doux pourtant et apaiserait presque cette tristesse sans voix dont elle a presque honte quand elle la compare à celle, infinie et irréparable, de la vieille dame. Entre ce qui a eu lieu et ne reviendra plus et ce qui aurait du avoir lieu et ne viendra pas, pas cette fois, elle se consolerait presque en admettant que la première cicatrice coud une blessure plus profonde, irrévocable. Elle s´approche de la mosquée et décide de remettre au lendemain la visite de l´exposition. Elle observe des hommes bavarder tranquillement et des jeunes femmes voilées riant entre elles, insouciantes. Elle se sent aimantée par la douceur du lieu, le dôme vert en écho aux collines autour de la ville lui évoque sans douleur une bienveillance maternelle. En passant près de l´arbre, une floppée de pigeons s´envole dans des claquements d´ailes. Elle les regarde au-dessus d´elle et croit lire dans les courbes fouettant la chair ambrée du ciel un message à interpréter, une réponse à l´absence, la clef de la boîte : « Quand Pandore ouvrit la jarre que Zeus lui avait confié, les maux de l´humanité qu´il y avait renfermé se déversèrent sur la terre. Seule l´espérance resta au fond. »

lundi 19 novembre 2007

Balzac, Candela et Handicap, Odyssea...

Hommage aux chevaux...
Puisque la vidéo des pâturages n´a pas marché, voici quelques images des chevaux...Je convoque les souvenirs car ni Candela ni Handicap (bizarre ce nom n´est-ce-pas ?), ni Odyssea (la mère de la première pouliche mentionnée au nom de "bougie") ne sont plus là à présent: le poulain a été donné à une famille et les femelles ont rejoint le harem de juments que notre cher "loco de los caballos" a ailleurs, en liberté...Seul Balzac (sur la première photo) reste. C´est un très beau pur sang arabe, devenu assez craintif à force d´être en captivité mais très friand de pommes comme les autres. Je dois encore prendre en photo ses deux autres compagnons qui vivent là depuis quelques mois, l´hermaphrodite Izabel et le bel Hindi, qui vaque libre autour de la masia et ne grossit pas malgré tout ce qu´il broute. Pour l´instant leur propriétaire ne me laisse pas les monter sous prétexte que l´un me ferait faire du rodéo, que l´autre a mal à la patte mais je ne désespère pas...Ce n´est pas très grave à vrai dire car leur compagnie seule me remplit de joie : c´est le prolongement d´un rêve de petite fille (avoir un cheval) mais quand on est enfant on ne réalise pas que le plus délicieux dans "l´avoir" est justement de ne pas avoir mais de profiter de la présence de ce qui nous enchante. Ainsi je pourrais davantage me définir en faisant la liste de tout ce que je n´ai pas plutôt que ce que j´ai en concluant que cette série "d´absence de" est beaucoup plus précieuse...Ne possédez rien et rien ne vous enchaînera, disent les Bouddhistes...

dimanche 18 novembre 2007

quand le paradis se transforme en monde de bruts...


Qui sont les bêtes ?


Ce texte n´est pas fictionnel. Toute ressemblance avec les êtres réels ne sera donc pas fortuite et d´ailleurs je me demande si les auteurs ont déjà maquillé l´identité de chats, chiens ou chevaux... Comme leur droit à l´image ne semble pas non plus problématique, j´accompagne ce récit d´une petite vidéo - sans aucune valeur artistique - qui rend hommage aux animaux qui sont les protagnistes et les tristes victimes de cette histoire...

Il y a peu, j´ai publié un texte sur "L´arbre à plumes" pour parler de la menace de construction d´un Polygone industriel aux pieds de Montserrat, dans le village où vit David, Collbató. Premier paradis menacé. La "masia" (un "mas" en français) que nous habitons (moi par intermittence puisque j´ai aussi un pied à Barcelone) est (était ?) l´autre petit paradis : vue sur la montagne (et prochainement vue sur le Polygone si nous perdons la lutte), champs d´oliviers, d´amandiers, de vignes tout autour, des vallons sages et des bois plein d´oiseaux, la visite parfois d´un bel aigle et puis le silence, la paix de la campagne, la solitude créatrice...Il y a à peine deux ans, un homme est venu nous voir car il cherchait un espace pour une de ses juments qui allait mettre bas (autour de la maison, il y a des dépendances agricoles qui n´étaient pas occupées). Il s´est mis d´accord avec le propiétaire de la masia et nous avons vu débarquer qqs jours après - avec bonheur - 2 juments qui ont donné vie à un poulain et une pouliche et il y avait aussi 1 autre jeune cheval (le "1" se multiplie facilement apparemment). Petit à petit nous nous sommes rendu compte que le propriétaire de ces chevaux en avait une bonne douzaine ailleurs, se définissait lui-même comme un "loco de los caballos" ("fou des chevaux") et, à part d´être effectivement assez fou - quoique sympathique - il souffrait de ce que j´appelerai le syndrome "du mal-amour" car s´il venait bel et bien tous les jours nourrir les chevaux, il ne les sortait pour ainsi dire jamais. Nous avions eu déjà qqs discussions avec lui à ce propos et au moment où nous avions obtenu du propiétaire de la masia qu´il lui laisse un bout de champ pour laisser vaquer à l´air libre ses chevaux (en prévoyant une barrière ou je ne sais quoi pour ne pas qu´ils s´échappent), il n´a pas saisi à temps l´opportunité et s´est présenté alors un deuxième fou, cette fois nettement beaucoup plus sévère quoique n´en laissant rien paraître au premier abord, demandant cette fois au propriétaire de louer ses dépendances pour y mettre...ses chèvres ! Et c´est à ce moment là que j´ai compris que la folie de l´un ne se mesure qu´en la comparant à celle d´un autre. Depuis, le propriétaire des chevaux - qui a laissé l´un d´eux à l´état libre pour notre plus grande joie - me parait relativement sensé et en tout cas beaucoup moins nocif envers ses "protégés". La deuxième arrivée a eu lieu en août et quand nous sommes revenus de vacances nous avons immédiatement constaté que le nouveau "fou" ne respectait absolument pas le pacte passé avec le propriétaire qui avait demandé l´aval de David sur l´installation de ces nouveaux voisins "cabrins": outre le fait que les chèvres cohabitaient avec des moutons (jusque là rien de trop anormal), il avait aussi apporté une famille de porcs (dont une truie aussi grosse qu´une baleine) et des oies. David a lutté qqs semaines pour qu´il vire finalement les cochons, ne fasse plus passer les chèvres dans le patio où il gare la voiture et ne détruise pas le paysage avec sa tendance rustre de laisser traîner partout son barda. Je précise que ni le fou des chevaux ni le fou des chèvres ne vivent ici, heureusement. Mais ceci prouve tout-de-même la facilité de certaines personnes à faire subir aux autres les désagréments que peut engendrer leur bétail, changement de parfum de l´air, multiplication de mouches etc etc. D´autre part, les deux ont commencé à s´échanger des mots doux sur le droit de l´un ou l´autre à occuper cet espace, sur le fait de laisser un cheval en liberté, ou sur leur façon de faire ("on voit la paille dans l´oeil de son voisin mais pas la poutre dans le sien"), si bien que l´on avait l´impression à certains moments d´arbitrer un match de véritables tarés (il n´y a pas d´autre sème...) et que l´on a été sollicités parfois à veiller sur la pouliche contre laquelle l´autre fou furieux avait menacé de brandir sa carabine si l´autre ne faisait pas ceci ou cela....bref adieu paix et silence des montagnes ! Moi qui me disait au départ que celui qui avait les chèvres avait l´air d´être un paysan qui allait traiter dignement ses animaux, je me suis vite aperçue qu´il n´en était rien et je me suis mise à regretter la présence unique de notre premier fou, somme toute très inoffensif malgré sa propension à s´exprimer dans une langue de Cervantès très imagée qui me permet par ailleurs d´intégrer les mille subtilités du castillan... D´autre part, le projet initial de construire une sorte d´étable un peu plus bas est resté à l´état d´ébauche et petit à petit on a également constaté que le "pasteur" ne venait pas quotidiennement nourrir ses bêtes, qu´elles ne sortaient plus brouter, bref qu´elles étaient, à l´image de l´horrible structure férailleuse laissée en plan, à l´état d´abandon. Je suis rentrée une première fois il y a environ un mois, accompagnée d´un couple d´amis venu nous rendre visite, dans "la grange" actuelle qu´occupent les animaux. Nous avons alors eu notre premier choc : deux chèvres étaient mortes au milieu des autres qui n´avaient rien à manger. Ceci commençait à confirmer la mauvaise réputation de cet homme, apparemment déjà tristement connu pour avoir laissé mourir des chèvres, jeté d´autres dans une rivière...L´autre surprise a été la réduction notable du nombre de bêtes : en août il y en avait environ 50-60 et là je n´en comptais plus que 25. Après avoir appelé le propriétaire de la masia et lui-même mais en vain car il ne nous répond jamais, il est passé pour faire disparaître les cadavres (où ?) et remplir les bacs de pommes et patates crues, bon appétit le bétail, en prétextant une maladie de sa femme pour justifier ses absences (être paysan et avoir des animaux n´implique t- il pas une contrainte quotidienne à laquelle on ne peut couper ?). Depuis ce jour-là, je passe régulièrement voir la situation. A chaque fois je compte moins d´animaux, un chevreau qui disparaît, 2 moutons de moins, bizarre...Jusqu´à la semaine dernière où, fidèle à mon inspection hebdomadaire, je découvre une nouvelle chèvre morte et plus une seule patate dans les bacs, des chèvres et des moutons squelettiques...la colère m´est montée si vite qu´elle a donné raison immédiatement au rêve que j´avais fait la nuit antérieure : libérer tous les animaux qui nous entourent et qui sont de véritables prisonniers. Ni une ni deux, j´ai donc été me changer et me suis transformée en bergère : il n´a pas fallu beaucoup de temps pour que le bétail s´en remette à moi avec confiance, sorte à toute berzingue vers les champs de liberté et j´ai vite appris à mener un troupeau : ce n´est pas difficile, il suffit de compléter l´expression "suivre comme un mouton" par un élément déterminant : celui qu´ils suivent ce n´est pas le berger mais "le mouton devant", qu´une chèvre a à peu près la même psychologie et qu´il suffit donc de se placer derrière en faisant parfois des mouvements latéraux pour obtenir la trajectoire désirée. Une fois le pâturage atteint, quel bonheur de les voir manger à leur faim, observer leur extrême pacifisme et de se mettre dans un coin au soleil, un bouquin à la main et l´oeil attentif en cas de "broutage buissonnier" mais à vrai dire, pas de souci de ce côté là, l´esprit moutonnier n´est résolument pas aventurier. Pas besoin du chien non plus (car oui il y avait aussi un chien accroché, en détention lui aussi - et un autre malade qui n´était plus là (mort ?)) mais il était tellement affamé qu´il se précipitait sur le chevreau, entrait dans la grange et s´intéressait d´un peu trop près à la chèvre morte, du coup je me suis vite passée de ses bons et loyaux services, l´ai rattaché et après la ballade des moutons-bouc-chèvres j´ai été lui chercher des vivres. Le lendemain, j´ai renouvellé l´expérience pastorale, adoptant un air détaché quand un voisin d´un mas un peu plus loin m´observait avec étonnement. En rentrant le bétail rassasié et fort content de cette deuxième excursion, j´ai décidé d´explorer les "étables" à côté de leur pièce car j´avais remarqué que le fou en avait bloqué l´accès par un sytème compliqué de noeuds, barrières etc. Je savais que j´allais avoir de mauvaises surprises en ouvrant mais j´étais également convaincue qu´il était temps d´agir contre le mauvais traitement infligé à ces pauvres animaux. Après bien des manipulations pour défaire l´embrouillis de noeuds, je découvris donc (âmes sensibles réfléchissez avant de lire) une brebis morte en mettant bas, la tête de son agneau sortant de son ventre ; en soulevant un plastique à ses pieds, une chèvre morte...La pièce censée renfermer les oies dégageait une odeur épouvantable mais la porte ne cédait pas ; j´y aperçus la tête d´une chèvre et des oies mortes. En grimpant sur une échelle j´ai essayé de dégager le faux plafond de cet enclos, en vain et j´ai compris alors que je pouvais faire coulisser deux planches de bois qui masquaient une partie ouverte d´un des murs. Je le fis et, le coeur bien accroché, eus à supporter une nouvelle vision d´horreur : s´entassaient un squelette de chèvre, un crâne de bouc, des cadavres en décomposition, morts à des dates différentes vu leur état, je devais résister encore un peu pour prendre les photos que je pouvais, le soir tombait et l´espace était restreint. Je revins ensuite chez nous, écoeurée et en rage, David appelant le propiétaire, moi le service d´agriculture pour savoir à qui adresser une dénonciation, j´ai écrit une lettre, envoyé les photos - le propriétaire et David ont fait une gaffe car en avertissant le fou criminel de la situation il s´est passé ce qui devait se passer, à savoir qu´il est venu dans la nuit ou le lendemain à l´aube pour faire disparaître les cadavres (encore une fois : où ?), si bien que le lendemain les propriétaires de la masia n´ont pas pu voir le pire, ni le vétérinaire qui, alerté par mes images, est venu deux jours plus tard, mais il semble qu´ils en aient vu quand-même assez avec les photos et mon témoignage et la procédure est en route, les propriétaires ont enfin compris que le fou ne pouvait absolument pas rester là et qu´il fallait maintenant essayer de sauver les bêtes survivantes. En racontant cette histoire à une amie, elle m´a immédiatement dit "Il faut que tu l´écrives" mais je suis incapable de transformer l´horreur de cette réalité en fiction ; par contre l´écrire ici me permet en effet d´expulser la charge négative de ce que j´ai vu, la puanteur qui m´est restée longtemps dans le nez...Je témoigne aussi pour la mémoire de tous ces animaux qui sont si souvent les victimes des hommes, et archive les photos de ceux qui ont survécu à cette terrible histoire. Que va t-il advenir d´eux ? Nous ne le savons pas encore : le fou ne semble pas avoir les papiers de ses bêtes et c´est peut-être mieux ainsi car s´il les avait il pourrait aussi bien les envoyer à l´abattoir (quoique le vétérinaire dise qu´elles sont si maigres qu´elles ne feraient qu´un aller-retour). J´ai verbalisé ma colère un matin contre ce monstre - qui essaie à chaque fois de mentir et raconter des histoires - mais nous nous tenons aussi à distance car on ne sait jamais de quoi est capable un individu qui laisse mourir des animaux, ne se préocuppe ni de leurs cadavres ni de l´hygiène et les fait disparaître avec autant de facilité quand il court le risque d´avoir une poursuite judiciaire ou des amendes. Prudence donc mais on ne peut rester passif devant ce genre de pratiques...Tous ceux qui lisent cet article et qui ont des conseils ou des connaissances particulières dans ce domaine (traitement des animaux, dénonciations etc), n´hésitez pas à m´en faire part...Désolée pour le peu de poésie de ce témoignage - je vous épargne évidemment les photos de l´horreur et ne sélectionne que celles qui rendent hommage à la vie, mais voilà de quoi est pétri mon quotidien actuellement (et cela ne me laisse pas le temps d´écrire autre chose !) ; malgré tout cela, être bergère à mes heures perdues me plaît beaucoup et je suis sûre que les transhumances sont aussi riches, pour la vie intérieure, qu´un Vipassana hindou...

lundi 5 novembre 2007

A l´ombre des Balkans...

ses lumières...j´ai un vrai problème de mise en page en particulier avec les photos !!!
Voici Mostar à gauche et son pont-circonflexe : coeur de l´Herzégovine...et Travnik, berceau de la Bosnie, son cimetière musulman sous les nuages denses une après-midi de fin août-début septembre...

première ballade balkanique



Ballade balkanique : impressions en clair-obscur...

Il est des pays que notre mémoire a peint de gris. L´aube s´y lève sans lumière, la nuit est aussi pâle que le jour, l´herbe n´y reflète pas les rayons, il n´y a pas de rayons, il n´y a pas d´herbe non plus. Seul le ciment est fidèle au ciel, à ses nuages persistants, couleur nostalgie. Novembre toute l´année. Et sur les visages, des rides comme la froissure d´un vieux torchon oublié, poussiéreux et nul sourire qui vienne chasser l´abattement. Les cernes entourent l´ombre blafarde de l´expression déjà sombre. Même les chiens et les chats font des gueules d´enterrement.

Il est des pays que les projecteurs du monde nous ont révélé dans ce clair-obscur que la mémoire a capté sans pouvoir s´en défaire. Condamnés à leur légende triste et à un brouillard entêtant. Le nom de leurs villes résonne comme des sentences funèbres : champs de bataille et terrains dévastés, on n´imagine que de vastes étendues désolées, désertées, des barres d´immeubles raides comme des poteaux électriques, pas âme qui vibre, du gris encore, résolument, rien d´autre que du gris, à peine des nuances, un sale gris mélange de noir et de blanc, avec plus de blanc que de noir, et qui plus est un blanc neige souillée, un gris pâle vraiment mauvaise mine.

Il est des pays qu´il faut absolument aller voir de plus près pour leur redonner leurs véritables couleurs. Pour recolorer, surtout, notre mémoire et notre esprit trompés par la vision du monde que l´on s´entête à nous donner. Ainsi en est-il de pays si proches qui nous semblaient si lointains quand la guerre les plongeait dans ces sphères sans teinte, ces déserts d´amertume et de douleur. J´ai vu les cicatrices de cette guerre sur les pierres des bâtiments : criblées de balles avec parfois des trous béants, obus transperçant l´illusion de la solidité et laissant voir le vide derrière les parois, les étages écroulés et les vestiges de carreaux de salles de bain où l´intimité n´a plus de paravent, où un chien aventureux pourrait faire exploser encore une bombe, où les fils électriques n´ont plus d´autre connexion que l´air qui circule et siffle entre les fenêtres sans vitres, les charpentes sans toits. J´ai vu des femmes habillées de noir, des adolescents pâles, des hommes sur des roues, ils avaient perdu leurs jambes. Ces femmes souriaient, les sourires édentés sont parfois les plus lumineux, ces adolescents couraient, ces hommes dirigaient d´intenses regards clairs vers des bâtiments intacts, majestueux, survies de l´histoire. J´ai écouté un homme suggérer avec autorité à un étranger qui dirigeait son appareil vers une maison détruite de tourner son regard vers l´autre versant de la montagne et de photographier les ruines innocentes du château médiéval. Combien de ses souvenirs restaient accrochés aux parois délabrées de cette maison, combien de rires n´y avaient plus d´écho, combien de pas, de notes de musique, de bruits de vaisselle, de cris d´enfants, d´exclamations d´hommes, de soupirs de vieux, de colères et de fêtes, de repas fastueux après le ramadan ou de Noëls gourmands, il n´y avait pas de nom devant la porte, il n´y avait plus de porte, combien de ces souvenirs résonaient là quand à nos yeux ces lieux ne sont que la mémoire triste, et documentaire, d´une guerre qui nous fut étrangère ? J´ai vu un musulman pêcher entre la mosquée reconstruite, pierre par pierre, pierres claires du pays de Stolac, et les tombes noires des civils morts le même jour, l´eau brillait cristaline entre la terre où repose ces hommes jeunes, Mustafa, Omer, Mohamed, et le lieu de culte érigeant, blanche, une dignité rescapée. Et j´ai vu aussi les images du siège, un couple de personnes tombées de leur bicyclette, une chute sur le sol froid dont ils ne se relèveront pas, et une femme qui courait en protégeant son bébé contre son sein pour traverser une avenue cernée par les tireurs cachés en haut d´immeubles, la peur se lisait sur son visage, et j´ai vu encore un homme plié en deux sur une barrière devant un marché, des lambeaux de chair pendus à ce qui avait été son corps, un corps qui n´était que béance, mes yeux sont restés paralysés longtemps devant ce trou noir, de quoi sont constitués les hommes pour laisser autant de place au vide, de quel vide sont constitués les hommes à la place du coeur, l´insoutenable crevait l´image, l´ennemi pourtant devait avoir un visage, le photographe aussi. Et puis j´ai vu les étendues silencieuses de cimetières aux stèles blanches ou noires, avec des dates de naissance qui ne se ressemblaient pas et la même date de mort, 1993, 1994, 1995. Et je n´ai pas pu aller cueillir de fleurs sauvages pour rendre hommage à ces hommes et ces femmes, ni dans les prés lumineux ni dans les bois de pénombre silencieuse car une tête de mort noire sur du fer blanc cerné de rouge m´expliquait en langue universelle que le danger rôdait encore, l´inscription en bosniaque ou en anglais n´apportait rien d´autre d´essentiel même si je reconnus le mot « mines ». J´ai vu de près tout ce gris de la mémoire, ce qui reste de ce gris, couleur de souffrance ici, couleur d´indifférence à quelques pas de là.


Alors j´ai voulu voir aussi ce qui n´était pas gris puisque je venais jusque là depuis les pays d´indifférence. J´ai plongé mes yeux dans les gorges profondes de la Netva, les nuances de vert émeraude et de vert jade, la beauté des arbres, l´ombre des montagnes et la blancheur éclatante de la maison des derviches contre la roche austère. J´ai connu un enfant au nom de Mirsade, petit homme adulé de toutes les femmes autour de lui, mère, grand-mère, tante, il menait la danse de son royaume, météorite vivante des générations d´hommes fauchées comme les mauvaises herbes. J´ai regardé aussi la mer impassible et profonde, bleu de paix. La nuit, les étoiles se racontaient la bonne aventure. Le jour, les visages souriaient doucement, confiants. J´ai observé l´accent circonflexe que dessine le pont glissant de Mostar, ce point d´honneur où l´est et l´ouest se rejoignent, et j´ai imaginé les plongeurs qui venaient lancer leurs corps gonflés de vie au-dessus du vide, défiant les vents opposés. Il se multipliait à l´infini dans la ville, le vieux pont du passé, le pont blessé puis détruit et le pont flambant neuf, mais avec ce sourire caractéristique des beaux visages lassés par le temps qui ont voulu se refaire une jeunesse au bistouri, un sourire figé, glacé par la chirurgie qui a étouffé la respiration fluide de l´âme. Je l´ai reconnu encore sur le bras tatoué d´un homme et j´ai compris qu´il était le coeur de leur histoire. J´ai vu des jeunes femmes voilées donnant la main à un fiancé catholique, chahutant la tendresse, pratiques peu orthodoxes et j´ai vu le musée des « Broken relationships », où se collectionnent des objets qui racontent une histoire, l´amour perdu. Les dômes étaient verts, les tapis rouges, les moulins à café cuivre ou or, les cheveux bruns, les yeux bleus ou jade, les voiles jaunes, blancs ou roses, les bureks dorés, les rues ensoleillées et la rivière brillait là aussi...A l´ombre de la mémoire blessée, il y a peu de gris sur cette terre au goût de lumière et au milieu d´une maison en ruines, j´ai vu un jeune arbre qui poussait, ses feuilles vertes se frayaient un chemin entre les fenêtres crevées, et j´ai pensé alors que la vie renaissait toujours du pire, que le nom des Balkans, peu à peu, perdra dans notre mémoire sa sonorité de détonation, son drapé anthracite, sa brume mélancolique. L´arbre donnera des fruits que les enfants cueilleront ensemble, Mirsade, Bojan et Sača...

lundi 29 octobre 2007

quel sens ?


Ne nous déplumons pas devant le doute.....

L´automne approchant, l´arbre peut donner l´impression de perdre quelques plumes...
En réalité il n´en est rien, il réfléchit surtout au sens à donner à sa croissance et, éventuellement à ses excroissances. L´impression d´hibernation est due d´autre part à quelques soucis informatiques : l´ancien portable sur lequel j´écrivais est en train de rendre l´âme et il s´agit à présent de sauver de l´oubli les écrits et les photos qui y sont conservés, voir s´il vaut la peine de faire connaître ici quelques uns de ces textes. De décider, également, si coller finalement quelques parties de "La Chine des rails..." car certaines photos de Cath et Nico sont éloquentes pour illustrer quelques passages. Et enfin, de continuer à alimenter ce blablablog, ce qui n´est pas évident car je suis sur un projet d´écrit plus long, une fiction au goût d´interminable et puis cette année risque également d´être studieuse. Mais il y aura aussi sans doute quelques ballades balkaniques prochainement. Bref l´arbre s´interroge et dirige ses plumes vers le vent pour connaître son orientation : un peu comme devant ces panneaux à Lisbonne, il y a de quoi se demander vers où aller...

lundi 8 octobre 2007

si vous voulez dérailler...

.....je peux envoyer aux lecteurs curieux ou aux amateurs de chinoiseries la suite de La Chine des rails et déroute par mail...Epingler ici chacun de ses chapitres serait sans doute un peu assomant, déjà que ce blog, avec sa forme toute étirée, ressemble à un long poireau...(je ne maîtrise vraiment pas cet outil, inutile de le repéter, vous en avez la preuve sous les yeux...!)
Je peux aussi n´envoyer que les parties qui vous intéressent ; voici les thèmes :
- Villes
- Circuler, se mouvoir
- L´individu et le nombre
- La famille, du culte des ancêtres au sacre de l´enfant.
- le lien social
- le bonheur ?
- Le corps, les sens
- Spiritualité
- L´étranger
et la conclusion...

dimanche 7 octobre 2007

La Chine des rails et déroute : introduction




Où est le miroir où le reflet ne se dépose pas ?
Pascal Quignard, Les ombres errantes

Il y a des actes qui cachent d’autres intentions que celles qui semblent les motiver au premier abord. En décidant de retourner en Chine cette année, après l’avoir quittée il y a trois ans, je savais que j’allais au-delà du voyage.
Quand j’étais partie de Canton le 17 juillet 2003, j’avais vidé mon compte chinois où il restait une bonne partie du dernier salaire touché début juin : 7000 yuans environ, l’équivalent à présent de 700 euros, mais qui en valaient bien 900 à l’époque. Je n’ai jamais changé cette somme. Je la gardais sans y penser dans une enveloppe kraft où il y avait aussi deux ou trois cartes téléphoniques et quelques hong-kong dollars. Le dernier voyage chinois que j’avais fait, une diagonale tracée à l’ouest du nord au sud n’avait pas vidé les caisses. Je dépensais peu, dormais dans des dortoirs où j’étais seule car l’épidémie du « Syndrome Respiratoire Aigu Sévère » - S.R.A.S - avait chassé des routes les voyageurs prudents, je payais entre 10 et 25 yuans
[1] ces lits au confort variable, toujours sommaire, j’étais habituée à partager des toilettes crasseuses et la douche avec d’éventuels cafards à la taille qui ne me faisait plus ni chaud ni froid. Je mangeais des soupes de pâtes pour 2 ou 5 yuans, je négociais tout, ce que j’avais appris à faire pendant un an avec amusement. Je ne vivais de rien. Seules les entrées dans les parcs nationaux ou les sites, triés sur le fil d´une sélection rigoureuse, coûtaient cher, les Chinois ayant décidé d’imposer une valeur marchande à la moindre parcelle de nature ou de divinité, et les massages étaient mes seuls - et relatifs - luxes.
Si je n’avais pas changé cet argent qui me restait, c’était bien parce que j’avais l’intention de revenir en Chine et de le dépenser là. Cela rendait aussi ce projet omniprésent les trois années qui ont suivi le retour, même si j’en décalais constamment l’échéance : l’été d’après, j’étais hypnotisée par l’envie de découvrir l’Inde, l’autre « gros morceau » d’Asie et j’en ai donc exploré une infime partie, de New Delhi jusqu’au Ladakh. Je retrouvais là une culture tibétaine et l’Himalaya. Je reculais encore la date possible l’été suivant, préférant la Russie où une amie venait de s’installer. Pourtant la Chine m’habitait toujours et était en filigrane de tout ce qui se prévoyait de façon incertaine : rejoindre mon cousin au Kirghizistan et passer la frontière à Kashgar, prendre le Transsibérien… L’argent a freiné les kilomètres rêvés : je n’habitais plus en Chine, je n’étais plus riche.
Riche…C’est une notion relative mais en gagnant entre 7500 et 8500 yuans par mois à Canton, on économisait presque un salaire sur deux. Les instituteurs et les profs de lycée comme ceux que je rencontrerai trois ans plus tard, n’en gagnent que 1000. Les ouvriers aussi. Je n’avais ni sécurité sociale ni droits en revenant en France, mais j’avais vécu libre. On me parlait de tous ces points que je n’avais pas cotisé pour la retraite : je ne vivais en effet que dans le présent, que pour le présent.
Depuis j’appartiens à la nouvelle catégorie sociale des « millioristes »
[2] dans la ville la plus chère d’Espagne où les touristes aiment venir faire la fête et dépenser tous leurs kopeks, je travaille trois fois plus qu’à Budapest, deux fois plus qu’en Chine, je cotise certainement pour la retraite, je paye la sécurité sociale et continue à ne jamais aller chez le médecin. Quand je me retrouve enfin seule, voyageant en moi-même dans les rares moments de répit, la Chine me revient. Et puis cette phrase de Nicolas Bouvier qui m’obsède car je ne peux que la sentir planer au-dessus de moi : « Pourquoi s’obstiner à parler de ce voyage ? Quel rapport avec ma vie présente ? Aucun et je n’ai plus de présent. »[3] Compter des points qui sont comme des bons de vie pour un futur incertain, c’est s’amputer de ce présent exaltant, dangereux peut-être mais réel. On œuvre toujours pour ce qui n’existe pas ; on se sacrifie, on planifie, on prévoit, on se fait taper sur les doigts quand on ne calcule rien : pourtant le futur n’est pas là et ne le sera peut-être jamais.
Sur cette terre où j’accepte de trimer car j’aime un de ses fils (le seul à incarner réellement le présent et dont la présence ne peut devenir ni un passé ni un futur), les gens s’endettent toute leur vie pour « avoir » à 70 ou 80 ans un logement qui leur appartienne. Encore une projection illusoire dans un avenir qui ne viendra peut-être pas. Et pour quel bonheur ?
La Chine, donc, était un retour au monde sans points retraite, sans futur (vivre dans le foyer d’une épidémie et dans la censure aide à relativiser), sans dette aussi. A Canton, je n’ai jamais su mon adresse, je ne me souviens pas l’avoir vu écrite ni même entendue ; Je recevais mon courrier là où je travaillais quand on ne me le volait pas (pas par des douaniers chinois intéressés mais mes directeurs alsaciens inattentifs et sans scrupule). Acheter un logement n’aurait été sur les lèvres de personne, encore moins dans ses projections : ce que j’aimais de mon appartement c’était les arbres autour et, surtout, le quitter.

Ce récit jettera des passerelles entre l’ici et le là, fera des aller-retour permanents entre le passé et le présent. Ils n’ont pourtant sans doute rien à voir. Aucun rapport. Ce lien ne tient qu’à moi, à l’expérience que j’en ai. J’avais conscience avant de remettre les pieds en Chine que si je repoussais autant l’échéance de ce voyage, c’est qu’il impliquait une introspection inégalable à toute autre destination. Amélie Nothomb écrit cette phrase juste : « S´intéresser à la Chine c´est s´intéresser à soi. »
[4] J´aime cette idée provocatrice que la destination recherchée au fin fond de contrées reculées n´est autre que soi-même. La quête d´altérité n´a pour graal que son égo, l´ailleurs est le lieu de rendez-vous de son identité. Cela fait-il des voyageurs des êtres plus narcissiques encore que les artistes ? Je ne crois pas car on part à la conquête d´un moi qui nous manque outrageusement : il nous fait défaut, littéralement, non pas que l´on en soit privé mais on ne le sent pas vibrer contre les cordes du vide qui nous envahit. On meurt de faim de ce moi si mystérieux auquel on n´a jamais vraiment goûté et qui ne nous laisse du coup pas apprécier la saveur des autres. Ce n’est d’ailleurs pas un moi qui s’arrête aux frontières de notre corps, de notre seule personne : c’est le « moi » culturel, qu’on pourrait décliner en « nous » car il est cette entité plus vaste de notre milieu culturel et familial, ce moi construit peu à peu sur ce bout de terre que l’on dit nôtre. Et si, comme le prétend Mohammed Dib, « le dépaysement (…) rend les ressemblances plus frappantes, l’éloignement nous rapproche de notre point de départ plus que nous croyons »[5] que nous reste t-il encore pour croire au déboussolement total que nous promettent les départs ? Car la force de ces ressemblances, leur exotisme profond, est de nous renvoyer le reflet de notre propre différence ; elles nous disent : « Regardez-vous : vous voyez, vous ne vous (re)connaissez pas ».
Je me rends compte que pour écrire sur ce pays qui donne titre à ce récit, je voyage moi-même partout ailleurs et je risque de projeter le lecteur aux quatre coins de l’atlas. Qu’il ne s’en offusque ! Ce tourbillon mène mieux que toute autre trajectoire au cœur du sujet, au « milieu » de cet Empire car le voyage en Chine est un voyage qui interroge tous les autres. Je déraille sur les routes, je suis les rails de tout ce qui me déroute. Le voyage semble devenir peu à peu ce lot de trajectoires permanentes entre l’autre et soi, ces détours obligés qui puisent dans le passé et l’identité, ces chemins creusés dans l’inconscient, cette interminable quête de la rencontre, de la différence de l’autre jusqu’à la reconnaissance de ce que l´on a au fond de soi, sa propre étrangeté. C’est une thérapie en mouvement : une analyse qui troque le divan pour un tapis volant. C’est peut-être aussi pour ce motif que le voyage et l’écriture sont souvent liés : on pose des mots sur l’insaisissable et l’éphémère, on écrit ce présent déjà passé, ce qui est fluide et se meut, le vent. Ce besoin de retenir un temps, un espace, une tangente fébrile, n’est qu’une façon de se retenir soi au bord du vide. Les mots sont tour à tour garde-mémoire, garde-manger et garde-fous. Je remercie tous les voyageurs qui ont couché sur le papier leur propre thérapie. En emmenant Nicolas Bouvier dans ce voyage en Chine, je savais que je ne pouvais être en meilleure compagnie. Sur le rythme cadencé d’un train qui ronronne sa berceuse de fer, je lis ces mots qui consolent mes vertiges : « Comme une eau, le monde vous traverse et vous prête ses couleurs. Puis se retire et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr. ».
[6]
Je savais aussi qu’au-delà de la nécessité impérieuse d’un voyage intérieur, ce départ solitaire signait également une boucle dans mon univers amoureux. La Chine représentait pendant longtemps la terre étrangère quittée et dont je restais assoiffée, la rivale suprême de la terre où je vivais comme une clandestine mais qui m´ancrait dans la puissance tellurique d´une passion devenue amour. Ce conflit intérieur opposait le lieu extrême et provisoire au rivage de sédentarité qui échappe toujours complètement à tout être qui n´a appris qu´à être nomade. C’était un nouveau langage à décoder et à apprivoiser. Il n´y avait pourtant aucun geôlier : c´étaient des voix intérieures qui hurlaient de ne plus provoquer l´absence, sachant à quel point le monde pouvait être dépeuplé quand on perdait ses repères, fussent-ils littéraires…L´amour est une patrie qui remue en nous des terres souterraines. Il fallait s´adapter : habiter poétiquement le monde, le seul projet qui m’inspire, devait passer par des parcours nouveaux, inconnus jusqu´alors. Les sillons de cette route semblent sans fin car leur étendue brouille l’horizon et leur profondeur donne le vertige. Retourner dans le pays du Tao revenait aussi à y retrouver sa boussole : car être en Chine ça revient à être avec soi, au plus près de soi.

Je me suis beaucoup demandé, plus souvent en Chine que dans d’autres pays, pourquoi on parlait autant de « choc culturel ». Je ne nie pas qu’il existe car nous ne sommes pas habitués en effet à emmener en pique-nique des pattes de poulet à grignoter, ni à marcher à l’envers dans les parcs, encore moins à aller choisir dans une cage la bestiole que l’on va manger. C’est vrai aussi que rares sont les cultures où l’on se sente aussi analphabètes : quand on commence à baragouiner, on ne peut prétendre encore déchiffrer, à moins évidemment d’avoir étudié la langue avant de venir ou de s’y consacrer entièrement sur place. Ce n’était pas mon cas : j’enseignais ma langue maternelle et apprenais la leur le reste du temps (temps très inégalement réparti puisque le travail prime toujours et oblige tout homme à prostituer sa valeur la plus précieuse, le capital de sa vie : son temps). Pour ne rien faciliter, j’apprenais le mandarin alors que je vivais dans le cantonais. Je me contentais de jongler avec quatre tons, la gamme des sept ou neuf étant largement au-dessus de mes forces. Mais par-dessus tout, le mandarin était le passeport pour traverser tout le pays. Dans la langue locale, je me « cantonnais » à savoir les chiffres, et quelques formules de politesse. Ce n’était pas compliqué, le même mot sert à dire s’il vous plaît ou merci
[7] et, du reste, plus on se connaît moins on se fait de courbettes. En cela, l’adage « Plus les sentiments sont distants, plus les politesses sont nombreuses » était vérifié par son contraire. Chaque région de Chine et chaque ethnie a sa langue, avec des variations plus ou moins grandes d’un village à l’autre. La langue a cette faculté de séparer mais je ne le ressentais pas trop dans le sud. Maintenant que je vis dans le bilinguisme catalan – castillan et que l’apprentissage de l’un a déstabilisé la connaissance de l’autre, je me rends compte que l’on aborde une langue principalement avec ce qu’elle va nous permettre d’acquérir avec elle et que cette projection génère beaucoup de frustration. Encore un problème de possession. On doit avoir, on a besoin de...pour... Mais en Chine, je n’avais pas de besoin précis et je pouvais jouir de mon ignorance : j’écoutais le cantonais comme une musique, j’écoutais Ma Yang[8] parler au téléphone le « Kunminghua »[9], et je chantais les tons du mandarin pour me les approprier peu à peu. Plutôt que de connaître des mots, je retenais des combinaisons : celle qui allait me permettre d’obtenir un billet de train en couchette dure pour telle destination et telle date, celle qui allait me faire entrer dans le jeu du « c’est beaucoup trop cher, pouvez vous baisser le prix ?», celle qui allait me donner de quoi me sustenter en évitant d’avoir devant moi des becs de canard et des boyaux de je ne sais quoi…Au bout d’un an, j’avais fini par répondre avec beaucoup d’habileté aux questions qu’on me posait et certains me croyaient douée ; il n’en était rien, j’étais juste habituée et anticipais presque : on me posait toujours les mêmes questions. Par contre, je ne maîtrisais pas du tout l’écrit. Je reconnaissais quelques caractères, en général je les avais photographiés quelque part dans ma mémoire mais si j’essayais de les reproduire tout s’embrouillait. C’est qu’il faut déjà apprendre les clefs et savoir par quel trait commencer. Les Chinois ont du mal à concevoir, quand un étranger sait un peu parler, que l’écrit lui échappe totalement. Régulièrement, quand on ne se comprend pas avec mon interlocuteur, arrive le moment où je vois son visage s’illuminer d’une joie soudaine comme s’il venait de découvrir la loi de la gravité ; il sort un papier et un stylo et me lance, jovial : « pas de problème, je vais te l’écrire ! ». Il reste perplexe quand je lui dis que c’est bien la dernière chose à faire, que ses caractères sont aussi hermétiques pour moi que la cité interdite au temps des Qing et des Ming.
La langue étrangère est-elle le socle du choc ? Je ne crois pas pourtant. Il est parfois très confortable de ne rien comprendre. Après tout, on sait qu’à n’importe quel point du globe les gens se disent à peu près la même chose et parfois c’est assez reposant d’être épargné de cette pollution sonore que constituent toutes les conversations agaçantes que vous infligent les bruyants. L’énigme a plus d’attrait : on peut rêver et inventer ce qui se raconte, imaginer des scénarios sur cette gestuelle fascinante et ces sons hermétiques. Les chansons étrangères nous procurent parfois cette même impression, elles sont belles car elles nous restent énigmatiques, elles ne sont que musique ; quand on nous les traduit, en général, elles perdent tout leur charme car on réalise à quel point leurs paroles sont niaises ou dépourvues de cette poésie qu’on leur prêtait.
La langue perturbe donc un peu l’intellect et nous maintient dans un monde parallèle mais n’est pas si excluante (au contraire, puisque vous ne comprenez pas, vous êtes souvent au centre de toutes les attentions et l’on se met en quatre pour vous « assister » : vous êtes handicapés en quelque sorte). Et puis, cette « barrière de la langue » comme on l’appelle fréquemment, nous arrête dans plus d’un pays, même voisin, et je l’ai connu aussi fortement en Hongrie par exemple et ce n’est pas pour cela que l’on parle de choc culturel pour ces destinations : l’Europe nous est familière, si différents soient ses visages…Le choc, pour moi, passerait plutôt par les sens : la chaleur humide du sud asiatique, l’odeur des marchés, de la volaille fraîche et du poisson séché, la puanteur des poubelles ou d’un certain type de tofu cuisiné dans la rue, l’air dense et métallique de la pollution, les molécules d’eau lourdes dans le ciel, le raclement du crachat au fond de la gorge, les musiques des camionnettes quand elles font marche arrière, toutes ces têtes aux cheveux et aux yeux immanquablement noirs, les rires des filles étouffés sous leurs mains délicates, ces regards de biais jetés comme des coups de pinceaux, le goût de ces petites boules suaves dans ce thé de perles aux amandes, les voix chuintantes et aiguës de l’opéra…

Si ce choc existe alors, s’il est naturel de le ressentir, pourquoi ne me violente t-il pas ? Je me souviens que le Sénégal m’avait retourné la tête. Dans un autre genre, la Roumanie, avec ses carrioles tractées par les chevaux emmenant Tsiganes et cochons au cœur des villes tristes de communisme, m’avait propulsée hors des frontières de mon imagination. Stockholm, sous la lune de décembre, m’avait donné l’impression de n’être nulle part, trop au nord, presque au-delà de la carte du monde. Et cette Chine que l’on entoure de tous ces mythes, de toutes ces peurs, voilà qu’elle m’a prise dans son monde comme une native qui ne saurait pas encore parler. Rarement je ne me suis sentie aussi bien, autant « chez moi » que dans ce pays. Je ne m’explique pas cette sensation car si je réfléchis, rien de rationnel ne pourrait me mener à un tel bien-être : mon corps n’est pas toujours en phase avec les sensations que le climat ou la nourriture lui infligent, mes yeux voient des choses qu’ils trouvent horribles (les villes, les cages), et j’ai parfois été absolument déprimée de ne pas me sentir proche de ceux qui m’approchaient. Et pourtant, je prends des bus sans savoir leur destination, je pioche des plats au hasard, j’interprète des conversations qui disent peut-être l’inverse de ce que je crois. Mei guanxi…
[10] En moi je ne rencontre aucune tension, rien ne court-circuite le zen qui coule comme la respiration la plus régulière dans mon corps : parfois je me demande même si ce n’est pas le manque de caféine qui empêche à ce point mon adrénaline d’avoir des vertiges négatifs. Car elle monte quelquefois (au milieu d’une gare surbondée, quand on tord le cou d’une oie sous mes yeux au marché, ou lorsque j’atterris en pleine nuit dans une ville inconnue sans avoir prévu de point de chute) mais elle finit toujours par se libérer comme une drogue extatique puissante sans aucun effet nocif. L’ivresse sans gueule de bois.
En général pourtant, on se sent bien quand on se fond dans le paysage : or ici, l’étrangeté saute aux yeux. Cela vaut parfois des attitudes cocasses : on m’a souvent demandé par exemple si la couleur un peu mordorée de mes cheveux était naturelle, on m’a palpé la jambe ou le bras comme pour en vérifier la constitution, certaines amies ont également senti des mains sur leurs fesses ou leurs seins (sans que ce geste soit sexuellement orienté puisqu'il venait d’une paysanne étonnée), j’ai senti le regard d’autres curieuses dans les toilettes publiques (qui portent bien leur nom car elles ne ferment pas) vérifiant si mon anatomie était si différente de la leur, j’ai vu un homme se planter devant moi et évaluer mon âge à vue d’œil, et j’ai écouté un jeune se demander pourquoi nous avions le nez, les paupières, la peau « comme ça ». Je me suis surprise parfois à être aussi à l’aise qu’eux et à toucher leurs cheveux hérisson – qui me rappelaient ceux de mon petit frère originaire de Corée, ou à passer mes doigts sur la peau fine et imberbe d’un avant-bras masculin : c’était en effet exotique et là aussi, mon geste n’avait rien de sensuel, c’était juste de la curiosité. Et malgré cette inévitable prise de conscience de notre différence, leur regard glisse cependant complètement sur moi. Dans de nombreux pays, le regard de l’autre pèse, que celui-ci soit trop présent ou trop absent : en Inde, il intrigue ou dévore, en Afrique il convoite et paralyse sa proie (vous ne pouvez pas être ignoré), alors qu’en Russie, au contraire, il vous quitte toute enveloppe charnelle et vous annihile : c’est le non - regard. Cette première impression commence avec les douaniers qui ne lèvent même pas les yeux sur vous et vous privent de ce premier pas de danse qui constitue tout le charme des passages de frontière : lorsque vous tendez votre passeport et que la personne derrière sa vitre, lasse, vous jette un regard et vous dévisage en une fraction de seconde pour voir si c’est bien votre tête. Dans deux minutes vous serez oublié mais, à ce moment décisif, on vous a identifié : vous existez. Pour ces Slaves-là, vous êtes un fantôme de plus, à moins que l’on aie quelque chose de précis à faire avec vous et que vous ayez le droit d’être extirpé de l’anonymat. Je n’ai le souvenir que d’un seul Russe me regardant dans les yeux : les siens étaient pétillants et rieurs, c’était un citadin qui s’improvisait taxi en pleine nuit (comme tous les moscovites rompus à cette amusante coutume du stop urbain payant) et j’étais tellement déboussolée par ce regard soudainement si humain et plein de charme que j’ai eu irrésistiblement envie de l’embrasser. J’ai été retenue in extremis par l’amie qui m’accompagnait qui ne voyait dans ce désir impulsif que l’effet de la vodka et non le retour de boomerang de ce que ce jeune et bel homme produisait en moi : le fait de reprendre corps. Dans ce pays qui ne vole pas sa réputation de froideur, ce n’était pas du luxe.
En Chine rien de tout cela donc. Le regard est question : il interroge mais n’agresse pas, il toque à la porte mais n’entre pas par effraction. Les Chinois me désignent et disent « Lao Way »
[11], je me retourne, leur souris et répète « Lao Way » ou dirige mon doigt vers leur nez[12] en riant « Zhongwo rén »[13] : ils éclatent de rire. L’envie de rire à portée de lèvres est un élément qui nous rapproche irrésistiblement. Une image précise symbolise pour moi ce regard des Chinois. Je suis à la gare de Shanghai, assise au milieu de tous les voyageurs dans une salle d’attente claire et moderne et je suis absorbée par la lecture. Je relève soudain la tête et je vois un homme en train de me regarder fixement mais sans lourdeur, le visage légèrement incliné, les yeux remplis de cette curiosité enfantine qui dessine aussi sur les lèvres un sourire discret. Le jeu de l’intrus dans la gare. Je me sens à la fois paysage et ludique : on me contemple et on s’amuse. Ce n’est jamais le regard d’un homme sur une femme. C’est celui d’une personne envers une autre personne. Ou alors ce sont mes codes qui me font entrevoir ces regards de cette manière. Je me souviens de Ma Yang qui me mettait en garde : « tu ne te rends pas compte qu’ils regardent mais en fait ils lancent de très rapides coups d’œil de biais » : les regards en coup de pinceau.
Ce qui est très reposant en Chine, c’est que même si les gens se montrent curieux et qu’on ne peut pas souvent oublier que l’on est étranger, ils papillonnent autour de vous un petit temps mais finissent toujours par reprendre le cours de leurs activités et vous laissent vaquer aux vôtres. On est dans le bon équilibre de l’étrangeté : suffisant pour intéresser (nous ne sommes plus les anonymes de nos voisins en Occident) mais pas si extravagant pour arrêter. La curiosité des Chinois, plutôt que de me perturber, m’a valu de très belles rencontres, des moments d’humanité partagés dans l’éphémère.

Le choc, c’est peut-être alors de découvrir « de l’intérieur » cette culture complexe. Les entrailles sont toujours plus difficiles à voir ou à regarder que les visages : ce que je nomme entrailles, ce sont toutes les mœurs propres à un pays, ces habitudes et ces façons de vivre vues de très près et que l’on ne saisit pas toujours si on n’entre pas de plain pied dans leur sphère. « Trésor du ciel »
[14], l’ami chinois que nous avons rejoint dans sa province natale avec mon amie Cath, nous a offert ce luxe en nous emmenant dans sa famille : nous avons sillonné le Fujian en allant d’une branche à l’autre de l’arbre généalogique, et en partageant un quotidien qui avait pour nous goût d’exceptionnel. Pas un seul touriste en vue ni d’autres étrangers dans ces régions reculées et si peu visitées par les « longs nez ». Nous n’étions plus dans la surface. Dur de parler là encore d’un choc tant il fut doux. Mais ce qui choque en réalité c’est tout ce qui nous ramène à notre propre étrangeté à leurs yeux, ces conceptions qui nous éloignent parfois ou qui nous font entrevoir d’une autre manière notre rapport au monde. Si bien que lorsque l’on rentre on ne sait plus exactement ce que l’on pense ou ce que l’on croit. On réalise seulement que tout ce que l’on fait n’est que le résultat de modèles que l’on imite même quand on croit s’en éloigner. On reçoit de plein fouet le manque de liberté qui nous caractérise : car s’ils nous semblent empêtrés dans leurs pratiques, nous ne devons pas réfléchir très longtemps pour réaliser que nous le sommes tout autant dans les nôtres : le fait même de réaliser que leur façon de faire est étrange nous fait prendre conscience que nos mœurs sont tout aussi incompréhensibles. Elles nous sont juste familières.

L’objet de ce récit – « essai subjectif » est donc celui-ci : parler de tout ce qui m’interpelle en Chine et casser nos propres mythes. Suivre finalement ce principe de Robert Musil selon lequel « On n’a pas vécu inutilement si on a réussi à faire douter quelqu’un de ses convictions. »
[15]. Pendant le voyage, j´ai pensé à la forme que pourrait prendre ce texte, aux thèmes qui l´alimenteraient, mais sans prendre de notes directement. Je m’appuie uniquement sur l’expérience : les conversations avec les Chinois, ce qu’ils m’ont confié de leur façon de vivre, ce que j’ai partagé, mais aussi leurs silences, ce qui se devine à demi-mots, les tabous…Je ne compte chercher ni références ni statistiques, attitude qui me semble d’ailleurs plus raisonnable car les chiffres sont menteurs sous les régimes communistes. C’est un portrait forcément incomplet, conscient d’être partiel et partial. Il n’a pas d’autre prétention que de livrer des impressions, des sensations et des paroles glanées au fil des routes et des rails.
Car le seul choc que l’on puisse communiquer, finalement, n’est autre que celui contenu dans cette parole taoïste qui vous met nu face à chaque voyage :
« Plus on va loin,
Moins on saura ».
[16]

[1] L´équivalent, en 2003, d´1€50 à 3€. 10 yuans correspondaient alors à nos anciens 10 francs.
[2] Gagner à peu près l’équivalent du Smic français en Espagne est la norme. On peut même se considérer « chanceux » ! Le salaire minimum, quant à lui, atteint à peine 600 euros.
[3] Nicolas Bouvier, L’usage du monde.
[4] Amélie Nothomb, Le sabotage amoureux.
[5] Mohammed Dib, Les Terrasses d’Orsal.
[6] Nicolas Bouvier, L’usage du monde.
[7] « M’goih »
[8] ma colocataire et amie à Canton.
[9] Dialecte du Yunnan et plus précisément de la capitale de la région, Kunming, d’où venait M.Y.
[10] « Ce n’est pas grave »
[11] « Etrangère ! »
[12] Quand un Chinois se désigne il dirige son doigt vers son nez (alors qu’on le dirige en Occident vers la poitrine)
[13] Chinois !
[14] Traduction littérale du prénom Tian Bao
[15] Robert Musil, L’Homme sans qualités.
[16] Tao Te King, cité par Olivier Germain-Thomas dans La Traversée de la Chine à la vitesse du printemps.

samedi 6 octobre 2007

Musiques et poètes de Transylvanie




Le texte qui suit "Transylvanie" est dédié à Kinga autant qu´à Stéph:

-à Kinga qui, bien qu´elle ne m´ait accompagné dans aucun de mes voyages dans cette envoûtante Transylanie, en est pour moi l´âme musicienne...Et ces photos ici suspendues à ces drôles de textes dans ce drôle de blog me permettent de dialoguer avec l´absence...kedves Kinga, à qui j´envoie si peu d´écrits et aucune photo de nos rares rencontres, trouve là quelques preuves de mes pensées vers toi...
- et à Stéph, amie d´écriture et compagnonne de labeur catalan, car avant de nous rencontrer et nous connaître, nous avons bizarrement coïncidé sur le prénom d´Istvan dans un de nos textes...Ces hongrois se faufilent donc partout...un peu comme les Catalans me direz-vous car cherchez l´intrus sur ces images et clamez sans vergogne : "Et le sauveur de Montserrat, quel est son rapport avec la choucroute ?" Rien, rien, rien, par rapport au texte et la Transylvanie en tout cas, mais il se trouvait là...pauvre de lui, je ne l´ai même pas emmené jusqu´au berceau de la Hongrie.
Transylvania, le film de Tony Gatlif, peut donner une idée aux curieux de la puissance tellurique, musicale, sauvage et exaltante, de ce monde hungaro-tsigano-roumain...

Transylvania

TRANSYLVANIE


Lorsqu’István tourna la clef de son appartement ce soir frais de décembre, un peu plus tôt qu’à l’accoutumé, il ne se doutait pas que son quotidien allait soudainement basculer et s’ouvrir sur une vie chamboulée, dont la brutalité prenait des allures de cataclysme.
Il rentrait donc, sous la lueur des derniers espoirs colorés du soir, empruntant comme toujours les ruelles pavées de sa ville natale transylvaine, ville dont on lui louait si souvent les beautés, ces beautés qu’il ne voyait plus à force d’habitude mais dont il sentait la présence immuable, rassurante. Il avait, comme à son habitude, acheté un peu de pain puis, dans un ordre qui n’avait jamais connu l’ombre d’un changement depuis quinze ans, il était passé chez le buraliste roumain, lui avait demandé le « Jurnalului Elvetian»
[1], avait ensuite continué sa route vers le buraliste hongrois et, après l’échange de paroles conformes à ces situations quotidiennes, lui avait acheté le « Magyar Erdelyi Szabadság »[2] en jetant un coup d’œil distrait sur les gros titres : « Polémiques sur l’ouverture d’une université hongroise à Kolozsvár », « Fuite des cerveaux roumains vers la Hongrie et les Etats-Unis ». En reprenant sa route vers sa destination ultime, il regardait pensivement les traînées de poudre rosâtres et ocres dans le ciel en se demandant ce qui se cachait derrière ces mots - « cerveaux roumains » - et si, pour sa part, il devait considérer que son cerveau était plus roumain que hongrois, chose qui le faisait à la fois douter et sourire.
A ce point de réflexion, il était arrivé devant chez lui et tournait la clef dans la porte de son appartement. Rien, jusque là, ne présupposait une situation différente de celle d’hier, d’avant-hier, d’il y a trois ans…Revenons cependant deux minutes en arrière. István, en montant l’escalier de pierre de cette vieille maison où se trouvait leur appartement, n’avait pas croisé « Kandúr bandit »
[3], le gros chat noir de la famille qui venait tous les soirs à sa rencontre, se frottant contre ses jambes, ronronnant bruyamment en ondulant jusqu’à la porte avant de se faufiler, frétillant, vers la chambre du petit.
Le chat, lui aussi, avait ses habitudes.
Le chat, ce soir-là, n’était pas venu.
István le remarqua mais ne s’en méfia pas, tout occupé qu’il était par son cerveau hongrois ou roumain.
Il ouvrit la porte et ne remarquait rien au début, non pas qu’il eût à remarquer quoique ce soit dans ce lieu si familier mais surtout, István ne s’attendait pas à devoir remarquer un changement. D’ailleurs, rien n’avait changé : l’appartement était identique en tous points, tout était à sa place, dans cette douceur immobile des jours identiques, jusqu’à l’orientation vers le sud des feuilles du ficus près de la fenêtre et la réverbération de la lanterne extérieure qui inondait le vieux piano noir de reflets mordorés.
Il lança le « Sziasztók »
[4] habituel du retour, posa négligemment le pain, les journaux, se déchaussa, alluma le salon.
Non, rien n’avait changé.
Son salut quotidien, cependant, n’avait eu aucun écho. Cet appel si banal et si insignifiant d’habitude, en échappant à toute résonance, fut le début du vide.



[1] Roumain : « Le temps »
[2] hongrois : « Liberté hongroise de Transylvanie»
[3] « gros matou » (pop, se dit aussi des garçons coureurs de jupons)
[4] hongrois : « salut tout le monde !»

lundi 1 octobre 2007

Pero tio que es "l´arbre à plumes" ???



Autour de "L´arbre à plumes"...


J´ai ouvert ce blog il y a peu dans l´illusion d´y stocker mes écrits et quelques photos puis de les faire partager aux amis que cela pourrait intéresser...Entre temps j´avais perdu l´adresse, oublié mon mot de passe et appris par un copain "connaisseur de blogs" que ce n´était pas vraiment possible...en tout cas pour y ranger des récits d´une centaine de pages ; or je venais de finir l´écriture de "La Chine des rails et déroute" et c´est justement ce texte - bizarre expérience de récit-essai qui me laisse encore sceptique - que je voulais soumettre à lecture... C´est raté donc, pour ce coin de web en tout cas. Il y avait aussi "A mille lieux de quoi ?", "Nocturnes catalanes", "Les boussoles du vent", "Chine désorientale : la route de la soie à contresens et autres barbaries en Asie" (ce dernier : un récit de voyage que des amis comme Tian Bao m´avait réclamé depuis longtemps). Donc je me rends : je suis une pucelle de l´informatique et ne résoudrai pas avec mon magique arbre à plumes mon éternel dilemme....condamner à la non-lecture ce que je gribouille ! Paix aux âmes des lecteurs donc ... !!!
Mais beaucoup de ces récits ne sont pas "filés" et j´ai écrit beaucoup de "textes clos", la plupart inspirés par des lieux...ceux-là pourront donc trouver leur place ici. Et puis il y a les photos...qui parlent parfois plus que les mots, permettent de partager ces voyages, ces expériences, ces "petits bouts du monde"...
On m´a aussi dit que le blog était une sorte de "journal intime publié sur le web", ce qui m´a laissée coi : alors soyez sûrs d´une chose : ce n´est absolument pas le but de "l´arbre"... tout absurde et illogique que je puisse être, je ne comprends pas ce concept si contradictoire d´intimité publique ! Je vous épargne donc d´avance de tout épanchement...Cette explication de ce qu´est l´arbre à plumes devrait d´ailleurs être la seule intervention de ma part pour présenter l´initiative de ce blog.
Et d´arbre à arbre, de branche à branche, laissez-moi vous signaler un autre site qui me tient à coeur : "l´arbre de joie"...C´est une association de Roumanie, la première à avoir mis en ligne un de mes écrits - universitaire cette fois-ci - sur la Transylanie...J´étais touchée par ce geste (je les avais découvert une première fois lors d´un voyage puis avais noué des liens plus profonds en venant faire mes enquêtes sociolinguisitiques) mais si je vous les fais connaître, c´est avant tout pour que vous sachiez qu´ils existent si vous entrepenez un voyage en Roumanie : je vous le recommande aussi, je crois que c´est le dernier pays d´Europe à être vraiment exotique !
Voilà en résumé, l´envie profonde de l´arbre à plumes : une invitation aux voyages...

dimanche 30 septembre 2007

Salvem Montserrat



Salvem Montserrat !


J´ajoute ce texte "militant" pour contrer les dires de David qui, en voyant ce blog, me demande pourquoi je ne lui ai pas donné un nom chinois puisque je n´y colle que des "chinoiseries" depuis tout-à-l´heure...

Voici donc une vue de notre "paradis" catalan, menacé actuellement par l´initiative spéculative de la mairie qui voudrait installer un Polygone industriel aux pieds de Montserrat (à l´entrée du chemin de terre qui mène à la masia où vit David - ici sur l´autre photo avec un de "nos" chevaux...). Contre ce projet, une "plateforme" de gens vivant ici s´est donc constituée et est en train de collecter des signatures et monter un plan pour empêcher cette pollution du parc naturel...Vous pouvez vous joindre à cette cause en allant sur http://www.salvemmontserrat.org/ ... Il y a une version française, alors n´hésitez pas : votre soutien (moral uniquement puisqu´il s´agit seulement de signer) nous aidera certainement à avoir du poids contre la mairie et sa triste initiative économique pour combler la dette locale...

Autour de Chong´wu



Chong´wu est un village côtier du Fujian. Le cousin de Tian Bao (à droite sur la photo) y vit et y enseigne la musique traditionnelle dans un lycée à côté de la mer. C´est un jeune trentenaire, passionné également de calligraphie et circulant partout à moto. Un être rare dans la Chine contemporaine, troquant toute tradition contre le high tech et la frénésie de l´Ouest.

Autour de Tai´shan


Il y a 6666 marches pour accéder au sommet de Tai´shan. Autant pour redescendre donc ; ces deux marcheurs écroulés sur l´escalier ne me contrediront certainement pas si je dis que l´épreuve est plus physique que spirituelle : cinq jours de courbature m´ont fait marcher comme un pingouin après cette belle et intense expérience...
Les porteurs de brique sont pourtant plus à plaindre que nous...
Nous avons grimpé cette montagne de nuit entre 19 h et 21 h, puis de 3 heures à 5h30 du matin en espérant voir le soleil se lever au sommet. Pendant l´ascension, l´obscurité nous cachait le nombre infini de marches qui se déroulait devant nous. Nous n´avons pas même été récompensées de notre effort car en haut tout n´était que brume et vent matinal glacial ! Mais c´était approcher au plus près la philosophie taoïste : "Laisser être,
Laisser croître,
Ne pas accaparer..."

Enfants du Tulou




La petite princesse hakka : cette petite fille est une des muses du texte "Le Fujian en demie lune"...Elle ne parlait que hakka mais était très attentive à ce que nous faisions et nous épiait avec ses autres comparses. Quand on s´approchait d´elle ou lui parlait, elle réagissait comme un petit animal sauvage. C´est une enfant qui m´est allée droit au coeur.


Le grand-père et le bébé : je prenais des photos dans le noir, un soir après m´être débarbouillée au baquet... J´étais entourée d´enfants et les grands-parents venaient tour à tour avec leurs petits enfants dans les bras pour que je les prenne en photo. Je ne voyais rien sur mon appareil numérique pendant que je faisais la photo, c´était cocasse. Tout comme ce joli bébé qui, quelques instants avant, me grimpait sur le dos pendant que d´autres posaient devant mon objectif aveugle...