lundi 28 janvier 2008

Visages

“Tu veux un sac en cuir ? C´est de la bonne qualité ici, tu sais...”. Je me retournai ; au début je ne vis que son burnous couleur sable qui me fit l´impression d´être en face d´un fantôme du désert. Puis, mes yeux déchiffrèrent la lumière et perçurent les contours du visage et du corps qui habitaient le vêtement : teint buriné, nez accentué, des yeux noir-scarabée cernés d´ombre, des rides fines et obscures comme les plis d´une dune, un corps long et maigre, anguleux...je lisais ses traits comme une légende du pays, les mots affluaient, stéréotypés malgré eux, pour s´aimanter à cette figure devant moi et nul autre, moins attendu, ne gagnait ma perception pour recevoir et décrire son image sans que celle-ci ne soit collée à son paysage, à sa culture. L´homme se sentit visité par mon regard et détourna le sien. Je réalisai aussitôt que ma curiosité pouvait revêtir un goût d´impertinence ici. Tandis que, pour se donner une contenance, il avait pioché un sac au hasard et me le tendait, je me laissai choir sur une chaise en plastique qui se trouvait là et me contentai de faire un geste de la tête qui signifiait « Non, je suis fatiguée, je regarderai les sacs plus tard ». Il hocha les épaules et s´éloigna vers des « gazelles » plus dociles. J´observai la petite place baignée de lumière et de couleurs en me demandant où j´étais. Outre ceux qui vendaient, ceux qui regardaient, ceux qui mangeaient des brochettes ou saucaient leur tajine, on voyait des hommes, des femmes, des enfants et des chats qui passaient comme des bancs de poissons, irréguliers mais compacts, et suivaient le même courant, attirés vers la même destination...Par ce mouvement, et aussi par la rumeur diffuse d´une agitation proche, je déduisis que je ne devais pas me trouver très loin de la grande place Jemâa el-Fna. Je m´abstins donc de bouger. Je n´avais pas le coeur à affronter le « nerf » de la Médina, sans compter que je me sentis un peu déçue, après avoir eu l´impression de me perdre dans le labyrinthe infini des ruelles et des souks et d´avoir parcouru mille kilomètres, de réaliser que je n´avais finalement dû faire que des tourbillons dans le même périmètre, sans parvenir vraiment à m´éloigner de cette place magnétique. Je décidai alors de rester sur la chaise en plastique, avec l´espoir inconscient que rien n´advienne, car je n´avais d´autre envie que d´observer, et de penser. Notamment à cette apparition, à ce visage...


Je pensais à tous les visages du monde que j´avais rencontrés, à tous ceux que j´avais oubliés. Je les rappelais à moi, pommettes slaves, paupières éffilées, rides profondes des steppes, joues rouges himalayennes, « yeux de Proust » des Magyars, cheveux hirsutes des petits Tsiganes de Roumanie, pâleur celtique...Je me souvins de l´impression forte que certains me firent et qui se résumait souvent à quelques détails : le regard, par exemple, de deux jeunes hommes indiens dans une vallée perdue et réputée dangereuse de l´Himachal Pradesh. Ils se parlaient et riaient et de leurs yeux émanaient une douceur infinie, une douceur de coton et de velours quand leurs iris bruns se frôlaient sous les cils longs et vaporeux. C´était cette douceur aussi quand, dans ce pays, on dodeline la tête de gauche à droite, avec un léger mouvement de balancier très souple pour dire oui. C´était cette douceur encore, empreinte de sagesse et d´humilité, qui se lisait sur le visage du vieux Tibétain que j´avais rencontré dans le Qinhai et qui, son petit-fils sur les genoux, tournait d´une main le petit moulin de prière. Je me souvins encore des visages qui dessinaient un cercle parfait et ceux qui, au contraire, n´avaient que des angles ou des lignes fuyantes. Les visages du métro, las ou absents. La clef de l´énigme se cachait chaque fois dans les yeux : blasés ou tendres, malicieux ou insipides. C´est en eux que se lisait la bonté ou la suffisance, la bêtise, l´ennui ou la richesse intérieure...Parfois outrageusement maquillés, les visages parlaient de vulgarité, et quand ils inspiraient la peur, on reconnaissait dans leur dureté la malveillance dont était empreint tout le corps qui les portait...Mais il y avait aussi des visages trompeurs et ceux qui ne trompent que l´ennui, ceux qui fascinent et ceux que l´on dessine pour retenir une esquisse de leur rareté.

Puis il y avait au fond de moi et à chaque instant, le visage de l´aimé. Il était pourtant loin de cette petite place marrakchi inondée de soleil où j´observais ma mémoire et le visage des passants, mais il se superposait à tous, comme un phare solitaire au milieu de la multitude. Ce qui m´avait frappé la première fois que j´avais découvert ce visage, c´était sa lumière. Il m´avait hyptonisée en dirigeant vers moi un de ses faisceaux car lorsque je l´avais vu, ses yeux semblaient posés sur mon visage depuis longtemps déjà et avaient rendu tout le reste autour absolument flou. Depuis, c´était au sein de cette incandescence-là que je me réfugiais chaque fois que je me sentais sombrer. Je me mis ainsi à penser aux longues heures où j´avais observé le visage de cet être lumineux, quand il dormait encore et que je m´appuyais sur un coude et me penchais au dessus de lui pour le regarder ou quand je me tournais simplement et ne faisais aucun bruit, feignant le sommeil alors que je l´épiais. Mon esprit dépliait une toile et mes yeux, comme des pinceaux, commençaient à y tracer ses contours : les lignes d´abord, ses sourcils discrets, les cils fins et bien dessinés, les pattes d´oie (j´aimais qu´il ne soit pas lisse comme un homme sans histoire), les lèvres fines qui gonflaient parfois un peu sous le souffle régulier du sommeil et le nez, parfait, ni grand ni petit, ni trop fin ni trop large. Le front, haut et dégagé bien que quelques lignes y racontaient déjà quelques contes du passé, contrastait avec la mâchoire, belle et masculine, et le menton plus triangulaire, caché sous une broussaille piquante et anarchique. Les cheveux dispersés autour, emmêlés et doux, accentuaient encore l´effet de corsaire romantique qui se dégageait de lui. Il y avait aussi plein de petites imperfections touchantes, un petit vaisseau éclaté près du nez, le grain de la peau irrité par endroits, des poils rebelles n´importe où et il s´endormait très souvent avec les lunettes qu´il utilisait pour lire, ce qui lui donnait un air de bel intellectuel oisif, mais cette collection de petits secrets qui s´accumule en nuits et en siestes partagées me le rendait à chaque fois plus précieux. J´approchais alors souvent un doigt que je posais sur son nez, comme pour le mesurer (« A quelle phalange arrive t- il ? », ou « Serait-il pinocchiesque ? ») et je pensais souvent « Pourquoi ce geste ? c´est un geste bizarre... », mais c´était le premier qui me venait après l´avoir observé sous toutes ses coutures et avoir senti l´émotion gagner toutes mes veines, le geste de la tendresse. Parfois il ouvrait un oeil et je me disais que cela devait lui faire la même impression que celle que je ressentais il y a quelques années lorsque j´avais apprivoisé un chat : un mélange de surprise et d´inquiétude lorsque le matin, je le découvrais ainsi penché sur moi, me regardant fixement avec un air impassible, le minois à quelques centimètres de mon visage. Je me demandais toujours depuis combien de temps il était là comme ça, ensuite me venait cette question « Mais à quoi peut donc bien penser un chat ? », puis, pendant que j´approchais ma main vers son pelage soyeux, j´avais toujours cette pensée : « Et si un jour il me griffait l´oeil ? ». Cela me faisait frémir. J´avais toujours eu peur d´une blessure à l´oeil et, dans une plus grande mesure, de la folie potentielle des êtres, surtout ceux qui miaulent. Mais l´aimé devait être plus confiant car lorsqu´il me découvrait ainsi, inclinée vers lui comme un chat contemplatif, sa première réaction était de sourire et de murmurer un petit « hmmm » câlin d´amusement. Ou alors, quand son rêve avait été mauvais, il sursautait un peu et me regardait intrigué, pris dans le courant d´air de cette frontière qui sépare la fantasmagorie nocturne de l´ordre diurne ; ces matins là, peut-être pensait-il lui aussi aux griffes...
Ce rapprochement d´idées n´était d´ailleurs pas anodin, lui, mon chat, et moi...Car ce qui m´avait plu immédiatement en lui, c´était sa félinité. Je ne savais d´ailleurs pas vraiment définir d´où elle émanait. Il n´avait pas la démarche chaloupée des Indiens au corps souple et fin...Ses yeux étaient trop malicieux et rieurs pour ressembler aux yeux d´énigme ou de sagesse bouddhiste des félins. Et du reste, en astrologie chinoise, il était singe tandis que le chat, c´était moi (quoique pour les Asiatiques, ce chat-là est un lièvre... !). D´ailleurs ce signe lui allait plutôt bien, dans sa manière de ramasser les chaussettes traînant sur le sol avec ses pieds, dans ses grimaces, dans son espièglerie...Dans sa dimension enfantine, il avait donc bel et bien des connivences simiesques mais dans sa dimension masculine, et érotique, il appartenait résolument au monde félin. Son indépendance aussi, son goût farouche pour son espace, ses cachotteries, son égoïsme, ses rituels et toute sa tendresse...Quand je posais ma paume sur son visage, il tendait la joue et la faisait rouler sous ma main exactement comme un chat qui fait pivoter son minois et tortille son cou sous les caresses. De même quand je m´approchais pour déposer un baiser sur cette joue câline, il la faisait rebondir sur les lèvres afin qu´elles répètent inlassablement le mouvement. Il n´y avait alors plus qu´une seule chose à faire : le dévorer.
Cette pensée me fit soudain un vif effet érotique et je relevai la tête d´un coup comme pour revenir à la réalité et ne pas plonger dans un si délicieux oubli. Mon regard se raccrocha à d´autres visages comme pour dissiper le trouble mais mon corps était encore anesthésié par ses souvenirs : j´eus l´impression que tout le soleil était entré en moi. En observant un Berbère qui apportait un thé à la menthe au vieil homme des sacs, je reprenais corps sur la place et pensais à la force inouïe de la mémoire et de l´esprit quand, en partant des traits singuliers d´un autochtone, on pouvait ainsi rejoindre l´absence et superposer les scènes et les images de « hic et nunc » avec celles de l´ailleurs et de l´hier...Quand je me sentais vide et que tout me semblait vain, je tentais de me rappeler cette collection d´images et de souvenirs que l´on porte en nous et qui nous ouvrent aussi, à leur manière, d´infinis voyages. Je pensais aussi à la porte fermée que sait être notre visage lorsque nous partons aussi loin en nous-mêmes mais sans que nul ne le sache...Et en observant ainsi les visages autour de moi, j´essayais de passer l´au-delà de la peau pour savoir ce qui se cachait derrière ces contours, quels soupirs et quels désirs, quelle histoire et quels regrets...Mais je me butais à chaque fois à ma propre obstination, l´univers complexe et illimité de l´autre nous échappe, la perversion de la pensée, tous ses murmures, les angoisses tues, les fantasmes et les acrobaties de conversations sourdes, les ponts invisibles d´une idée à l´autre, d´une image à un souvenir, toute cette agitation mentale cadencée autour du pouls désordonné de nos émotions s´arrête finalement à la frontière de notre épiderme qui, lisse ou froissé, n´offre au regard que son opacité. Chaque être est un monde clos, impénétrable. Le langage que l´on se parle, en soi, n´est pas une langue connue de tous, mais une suite illogique de combinaisons indéchiffrables. Quand je m´abandonnais à regarder si longuement le visage de l´aimé et tout le mystère qui se cachait derrière, je me demandais comment les personnes pouvaient se lasser aussi vite les unes des autres alors que se trouvait là, face à elles, ce kaléidoscope inépuisable de l´univers fascinant et troublant de l´autre. Cette malle de bric et de broc, de trésors enfouis et d´entrailles pleines de souvenirs déguisée en corps...Tant de richesse qui ne se monnaye pas et dont la valeur n´est pas comptable. Nous n´avons peut-être jamais été de grands explorateurs des mondes intérieurs quand il ne s´agit pas des nôtres. Il n´y avait pour ma part que cela qui m´intéressait, dans le voyage et dans l´amour, sentir battre sous ma main les battements du coeur et me poser mille questions sur les labyrinthes émotionnels qui se tramaient depuis cet épicentre.


La lecture des visages pouvait me paralyser pendant des heures. Ainsi, sur ma chaise en plastique, bercée par le soleil de fin d´après midi et le vent remué par les pans de caftans ou de djellabas au passage des ombres féminines, je devais donner l´impression de dessiner une scène sans pinceau ni carnet de croquis ou de voler des images, très lentement, sans aucun appareil photographique. L´homme au burnous semblait même avoir oublié ma présence alors qu´il devait toujours me contourner pour attraper un de ses sacs sur son petit stand en plein air qui attirait les curieux. J´étais comme ces mannequins de plastique qu´on affuble d´étoffes et d´ustensiles pour que le client s´identifie. Le vieil homme du désert aurait ainsi pu me passer autour du cou une sacoche et un cartable, j´étais sur sa chaise en plastique après tout, je pouvais servir de présentoir...Mais non, mon silence et mon immobilisme devaient l´impressionner, il me laissait en paix et était même allé se chercher une autre chaise. Dans ce pays, de toute façon, il n´y avait jamais de problèmes...Pour justifier ma paresse, je commandai néanmoins une boisson glacée de loin à un serveur ambulant. Je lui dis « avec beaucoup de glaçons » et il me regarda d´un air intrigué. Il les servit lentement, le sourcil froncé, comme s´il répondait malgré lui à un caprice illicite puis il disparut très vite. En laissant fondre un de ces glaçons sous ma langue, je me souvins alors que c´était avec ces petits cubes d´eau douteuse congelée que l´on pouvait attraper la bien nommée turista. Je n´avais rien contre une de ces maladies déchiffrable et lisible, ça me faisait presque envie, du glaçon jusqu´à la fièvre, car cela faisait plusieurs mois que je ne comprenais plus rien au langage de mon corps. En lui, régnait un empire chaotique, sans loi ni rite, une suite illogique de sensations et de vides, une insolence farouche sans oreille pour les messages de l´esprit. Encore une fois, cela me renvoyait aux nuances infinies d´ombres et de lumières d´un visage ou d´un corps, quand bien même sous sa carapace se déchaîne des mers tumultueuses. J´avais souvent réfléchi à l´arbitraire de notre enveloppe quand, en moi, il y avait parfois si peu de correspondance entre l´être intérieur et l´être visible. L´art des masques pour les artistes du secret...Que capte t-on alors de l´autre, pourquoi nous attire t- il ou nous révulse t- il ? Est-ce un souffle qui émane de lui ou le mirage de son apparence ? Tous les visages frappaient à ma porte et je voyais mille yeux qui me scrutaient pour connaître la réponse : qui voit-on réellement quand on regarde l´autre ? Dans le monde contemporain, les personnes se quittent brutalement puis se laissent apprivoiser par d´autres aussi facilement sans en paraître affectées – notre mode consommatoire contagie jusqu´aux êtres, tristement substituables, et elles oublient sans doute l´essentiel, « invisible aux yeux »... Mais sur ma petite chaise en plastique, à l´ombre de l´agitation marrakchi et des milliers de visages à déchiffrer sous leurs longues tuniques qui les dérobent au regard, je me dis que nous ne savions peut-être pas passer au-delà de la frontière du corps, ou nous ne le voulons pas, de peur de nous cogner contre l´immensité vertigineuse de l´univers de l´autre. Ou peut-être encore, ressentons-nous une crainte inouïe en ouvrant cette porte et en découvrant derrière elle, le reflet de notre propre profondeur, de notre incommensurable folie...
Je regardai encore une fois le visage berbère de l´inconnu devenu familier, je lui souris puis me levai. Il me fit un signe de tête, humble, auquel je fis écho. Je quittai le lieu et mes pensées et dirigeai mes pas vers la place Jemâa el-Fna, où les conteurs avaient commencé à remplir de mots magiques l´air du soir naissant, en formant autour d´eux des cercles de curieux : les kaléidoscopes de légendes aux couleurs éphémères et ancestrales que je regarderai de loin, sans comprendre, et que j´entendrai néanmoins, en me sentant reliée et en pensant encore au visage de l´aimé que je voudrai retrouver.

Paroles d´évangile...

En entrant dans cette église, elle ne vit que cela : au fond, sur un panneau bleu nuit, une phrase. Elle sursauta. Puis elle rit.
Elle entreprit ensuite d´avancer prudemment entre les rangs serrés où il n´y avait aucun fidèle. Son regard circulait autour de la nef, des voûtes, des ogives, s´arrêtait sur l´orgue, sur les statues de marbre, sur le corps du Christ. Elle cligna des yeux pour mieux apprécier le jeu de lumière des vitraux. Dehors il faisait beau mais froid et le vent mordait les joues, grignotait les pieds.
Elle dit à son amie : « Toute la force de cette phrase est de commencer par « Et ». Aucune phrase isolée ne peut commencer par « et » normalement. Ce tout petit mot suppose que tous ceux qui entrent ici et lisent cette phrase savent ce qui précède. Ils étaient fins linguistes les apôtres...» Son amie acquiésca et déclama solennellement la mystérieuse phrase. Elles pouffèrent. « Mais en l´occurence, tu sais ce qui précède, toi ? », « Non. Et toi ? », « Non. ». Elles se sourirent. Puis méditèrent en silence sur leur ignorance.

Elle était assez belle cette église. En sortant elles repérèrent un autre panneau qui indiquait les villages du coin qui se trouvaient sur la route de Saint Jacques de Compostelle. Un système de cintres fixés sur les points phares était installé, dans le but sans-doute de soutenir des bougies. « Ingénieux ces Chrétiens... ». Elles observèrent, firent des suppositions, calculèrent l´espace nécessaire pour faire des trous, palpèrent le bois, décollèrent le panneau pour vérifier l´accroche derrière et enregistrèrent mentalement toutes ces informations. C´était mieux que de prier et de toutes façons il n´y avait toujours aucun fidèle pour leur reprocher leur paganisme.
En sortant elle jeta un dernier coup d´oeil à la phrase.
Celle-ci devint un refrain. A chaque fin de dicussion ou quand il y avait un silence dans la conversation, elle lui revenait en mémoire et elle avait envie de la dire, comme ça. Comme si c´était une conclusion. La conclusion.
Elle se retint souvent, elle l´entendait en elle, chuchotée. Elle se souriait. Elle se demandait si son amie pensait elle aussi à cette phrase, aux mêmes moments.
Cela devint tellement ominprésent qu´elle se la chantonnait sous la douche, avant d´aller se coucher, en rentrant du bois pour le feu, en épluchant les légumes, en regardant les pruniers nus dehors. Un jour, la phrase franchit la frontière de ses lèvres, naturellement, après un blanc...On la regarda stupéfaits.
Elle rougit. Elle dût expliquer les circonstances, l´église, le vent dehors, le panneau bleu nuit. On s´amusa de cette phrase.
« Et vous savez ce qui précède vous ? » - « Non. ».
Bien-sûr, on fit des suppositions, certains étaient allés au catéchisme, d´autres pouvaient se vanter d´avoir fait une communion, voire deux et même une confirmation mais ne pouvaient pourtant rien affirmer, encore moins confirmer.
Elle se dit que des gens s´étripaient partout dans le monde portés par leur foi et qu´ici, autour de ce feu, ils étaient délicieusement incultes.
Elle se rappela l´absence de fidèles, dans cette église et dans la plupart des lieux de culte dans lesquels elle entrait parfois, pour visiter. Pas âme qui vibre. Les églises ne se remplissaient plus que pour des mariages qui se terminaient d´ailleurs en général en divorces.
Elle se dit que ses amis, la trentaine passée, se sentiraient peut-être déprimés, en ce genre de circonstances, d´accuser déjà les signes désolants de pertes de mémoire. Ou bien, ils devraient analyser la nature de cet oubli, pourquoi ils ne comprenaient rien à cette phrase malgré des années de caté. Elle, après tout, comme elle n´avait jamais été baptisée, pouvait se réfugier derrière le paravent de toutes ses années d´ « athée ». Circonstances atténuantes. La phrase, cependant, n´en avait pas moins d´effet sur elle.
Plus tard, les chats ronronnaient près de la cheminée et elle ramassait des miettes sur la table pendant que son amie préparait du thé. Elles entendirent au même instant une phrase sur les ondes de la radio : « Mais que faire avec la LCR ? »
[1]. Elles éclatèrent de rire. C´était la fin d´un reportage et la journaliste, désabusée, avait dû s´en remettre aux rimes, ne sachant plus comment conclure. Cette phrase commençait par « Mais » et non « Et » mais s´achevait sur les mêmes sonorités que l´autre phrase. Il y avait de la concession dans l´air et non de l´enchaînement, de la suite logique. Les différences séparaient d´ailleurs distinctement les deux, l´une était une affirmation, l´autre une question, la première n´appelait aucun commentaire, la seconde criait à la rescousse, et pourtant elles avaient une ressemblance flagrante, un ton incontournable, un rythme qui marque, une empreinte obsessionnelle.
Elle se dit : la politique et la religion, même combat.
Quand elles ne savaient plus quoi dire, ou quand cela leur chantait, les deux amies s´amusaient à répéter cette drôle de phrase « Mais que faire avec la LCR ? ». Dans leur langage implicite, cela pouvait vouloir dire « Mais que faire avec ce chat qui ne rentre pas ce soir ? » ou « Mais que faire à manger avec trois patates et un reste de crème de marrons ?» ou encore « Mais que faire pour cette sempiternelle Saint Sylvestre ?»...Et souvent elles choisissaient : rien. Il n´y a rien à faire...
Le pouvoir, en somme, dans la foi religieuse ou politique, ne tenait qu´à des mots. De l´implicite, des phrases qui commencent par « Et », comme si ça coulait de source. De la belle rhétorique. Les mots, matraques silencieuses du pouvoir...
Avant de partir et de vivre là où elle vivait, dans une langue qui ne lui était pas maternelle, elle regarda son amie, lui souria et lui promit de lui écrire... « Mais pas de phrases absurdes qui nous renvoient à notre ignorance » ironisa t-elle et elles rièrent encore en pensant aux phrases qui avaient fait circuler entre elle une connivence, leur goût pour l´absurde et pour le mystère. Elle lui lança encore, en montant dans le train : « Et...tu ne crois pas que cela mériterait d´en faire un petit texte ? »

Et le verbe s´est fait chair...



[1] L.C.R : Ligue Communiste Révolutionnaire.


* les deux photos viennent du Haut Atlas marocain et ont donc peu de lien direct avec l´environnement décrit dans ce texte. Mais la neige est un espace vierge qui s´offre si bien à tous les symboles et à toutes les ombres que l´on désire y projeter que je la trouve idéale pour ce texte...

(Re)naissances...

Un petit clin d´oeil à notre environnement fermier...Il y a une quinzaine de jours, nous est venu un petit agneau tout noir...avec une petite tache blanche sur la tête et au bout de la queue. Après tous les animaux que nous avions vu succomber, victimes de la folie des hommes, voici le petit troupeau, que nous gardons sous notre aile pendant trois mois, revigoré et plein de vie. Bien que le passage de la famine à l´abondance de paille, de luzerne et d´avoine, avait vite fait disparaître leurs côtes, nous avions remarqué la tendance, chez certaines brebis, à gonfler bizarrement. Il n´y a maintenant plus de mâle parmi la petite colonie et nous nous en remettions donc au délai de gestation ovine (5 mois) pour avoir le verdict. Et hop ! Est né ce premier petit mouton. Comme cela coïncidait avec l´acte de présentation de la plateforme "Salvem Montserrat" à Collbato et que nous avions planté symboliquement un olivier devant la mairie, nous lui avons donné le surnom de "Montserrat"...(en fait ça ne me plaît pas trop, d´une part car beaucoup de Catalanes portent ce prénom et que de fait, c´est féminin...hors c´est un petit mâle !). Et hier, est né un autre petit mouton tout noir lui aussi...D´ailleurs il s´agit là d´une femelle, nous pourrons donc songer à interverser les surnoms : "Montserrat" pour la dernière et "Montenegro" pour le premier par exemple...En sachant qu´en espagnol "ser una oveja negra" ("être une brebis noire") est l´équivalent de notre "vilain petit canard", nous voilà en tout cas entourés de petits rebelles...! Je les prendrai en photos tous les deux bientôt pour vous montrer de plus près leurs trombines.
A part ça, je n´hiverne pas et livre à la suite les deux derniers petits textes que m´ont inspiré deux lieux très différents : une église chrétienne dans le sud de la France (au ton ironique) et une petite place pleine de lumière à Marrakech (plongée dans le souk de mes pensées plutôt que dans la ferveur de la Médina !). Viendront sans-doute ensuite des parties de "La Chine des rails et déroute" car Nicolas et Catherine m´ont offert quelques unes de leurs photos qui illustreraient parfaitement certains thèmes. Et je prévois toujours de récupérer d´anciens textes pour les ranger dans cette bibliothèque de mots en attendant d´en écrire d´autres...Bonne lecture !