dimanche 14 décembre 2008

Changements : jeu du Avant - Après

Petit aperçu qui pourrait figurer dans le livre des mutations de l´existence de tout à chacun. Petit jeu pour répondre à la légendaire remarque : "Alors, grand changement, non ?"

LA MAMAN ET LE BÉBÉ : AVANT - APRÈS

Profil une semaine avant / Profil une semaine après

Hmmm... y´a un truc bizarre, c´est quand-même pas la crème catalane...

Réponse : ah...c´était donc ça !!!













LE PAPA ET LE BÉBÉ : AVANT - APRÈS
une semaine avant / une semaine après

Remarque : vous voyez un changement vous ?












mais nonnnnnnnnnnnn, le papa aussi est tout chamboulé, change les couches, berce ou trottine en cadence pour apaiser les pleurs et frictionne sa petite fille après le bain (qui apparemment n´apprécie guère d´être transformée en lapin...!)

Automne lumineux à la récolte prodigieuse


Solenn a fêté un mois et a déjà plein de petits copains, même si elle n´a pas eu encore l´honneur et l´avantage de tous les rencontrer : malgré son goût prononcé pour le voyage - ou tout du moins pour son vecteur direct, le transport et les vibrations de la voiture - l´occasion ne s´est pas encore présentée de sillonner la France ou la Hongrie pour aller voir les autres petits rats* de l´opéra 2008 : il y a en effet Sancó, né à Budapest en septembre, chez Sandor et Hanga et, le même mois, Nathanaël, chez Mathilde et Cédric. Puis, deux jours avant sa naissance, le petit Camille chez Claire et Fred (waouhh plein de garçons !!!). Je n´ai pas encore de photos ou alors pas demandé à leurs progéniteurs l´autorisation au droit à l´image de leur petite merveille - l´arbre à plumes, ceci dit, n´est pas public - pour accompagner ici les noms des visages.
Et l´impatience est grande aussi de connaître les jumeaux de Cath et Nico, nés une semaine après : Lilo et Kyra, auxquels je pense constamment en me demandant : comment ça se passe avec deux quand avec un(e) seul(e) on a déjà l´impression qu´on n´a pas assez de mains, de bras, de minutes et parfois - il faut bien l´avouer - d´énergie nécessaires ??? Quand, à trois heures du matin, on veille encore, titubant de fatigue, interprétant les pleurs en écartant ce qui semble improbable : "ce n´est pas la faim, elle vient de se saoûler de lait jusqu´à la dernière goutte" - même si il est évident qu´il n´est pas toujours facile de quantifier la production maternelle... - "ce n´est pas la couche, elle vient d´être changée, couronnant l´épisode par sa fameuse blague en nous arrosant jusqu´à la dernière goutte", on l´a baignée, massée, dorlotée, câlinée, on l´a même laissée tranquille tant qu´on a pu car c´est aussi peut-être tout simplement ce que réclament les bébés parfois, qu´on leur fiche la paix (thèse cependant difficile à prouver car c´est plus souvent quand ils se réveillent tout seuls dans leur berceau qu´ils hurlent qu´on vienne les chercher plutôt que le contraire mais bon...) et on aime donc conclure de la même voix que les pédiatres "ce doit être les coliques" ou "un estiron" (poussée de croissance) car franchement on ne voit vraiment pas ce qui se passe (et d´ailleurs on a une seule envie, ne rien voir : fermer les yeux et dormir !) Donc tout ce mystère et ces questions trépidentes en double, cela doit être "tremendo" et impressionnant. Il y a matière à comparer cela dit.

Mais Solenn a une grande amie à Barcelone qui peut aussi lui servir de référence : la jolie Ariadna, née à peine quinze jours avant, fille d´Eli et Sergi (ici en photo quelques jours après sa naissance) et qui semble avoir des moeurs déjà un peu plus "civilisées", maîtrisant notamment mieux les cycles diurnes et nocturnes, et ses émotions les plus virulentes, modulant sa voix par des grognements ne déchirant pas systématiquement les tympans de ses parents. Bien que la fréquentant régulièrement puisque les mamans, en plus d´avoir partagé l´appartement de Barcelone ont pu partager leur grossesse en simultané, la même maternité et maintenant les questions les plus existentielles de pouponnière, Solenn ne semble pas encore décidée à être aussi sage que sa copine (et il n´est pas politiquement correct d´échanger les modèles de bébés. Tout est pourtant dans la variation des adverbes que l´on ajoute aux verbes courants "manger", "dormir", "pleurer", me suis-je dit l´autre jour quand la boulangère de Collbató, venant aussi d´avoir un bébé me disait, fort satisfaite ,"le mien dort beaucoup et pleuret rès peu", ce à quoi je lui rétorquai "moi pareil sauf que c´est l´inverse complètement" - la fatigue fait dire de ces trucs... - "mon modèle dort peu, mange et pleure beaucoup"). Mais c´est aussi un portrait bien injuste de Solenn qui passe de plus en plus de temps à découvrir ce qui se passe autour d´elle avec plein de curiosité et qui sourit et rit de façon très clownesque. Chez elle, en somme, tout est extrême.

Autre figure importante dans la vie sociale et familiale de Solenn, sa grande soeur Ingrid (dont le langage français la tronquerait de son intégrité en l´appelant "demie", offense qui heureusement n´existe pas en espagnol), contre qui le "baby blue" se blottit ici sur ce cliché. Prenant le relais de David dans la confection vestimentaire, c´est sans doute elle qui parera son "hermanita" de ses plus beaux atours, pendant que le papa, lui, préfère maintenant se consacrer à la collection de rayons de soleil "renouvelables", un peu dans le style du collectionneur d´étoiles du Petit Prince - c´est comme ça qu´aime se moquer la maman de cette nouvelle occupation, même s´il faut reconnaître que ce sera plus les rentes du soleil qui paieront les "kangourous" (nom donné ici aux "nounous") plutôt que la langue de Boileau enseignée en terre catalane...
La première baby sitter sera en tout cas certainement la siSter...ainsi que Rodrigo, le fiançé colombien, très doué pour bercer sa très jeune belle-soeur.

Il faut aussi présenter les cousins "parisiens" qui ne connaissent pour l´instant de Solenn que ses ondulations dans le ventre maternel, l´ayant sentie bouger cet été pendant que l´on bronzait et glandait (ah ! la belle époque...!!!) près du lac de Tremp : Owen et Melvin de 8 et 7 ans ses aînés, intrépides et malicieux...

Bref, elle est bien entourée et choyée la petite souris*, et j´en profite ici pour remercier tous les amis, famille et compagnons qui sont venus nous rendre visite - dès les premiers moments et maintenant jusque dans les jupes de Montserrat, gâtant Solenn de câlins et de jolis habits ou doudous et les parents de chocolat, un vice auquel ils s´adonnent goûlument...
Je termine par un session de photos récentes pour partager avec tous les êtres aimés qui sont loin...bien-sûr on sélectionne les images où la pitchoune est le plus à son avantage, mais pour parler franchement, la gloutonnerie de Solenn la fait de plus en plus ressembler à une petite boule, avec joues proéminentes, cou en forme de bouée, petit nez de cochon, cuisses de grenouille dignes des petits anges dessinés par les peintres de la Renaissance, ventre-ballon de baudruche - plein d´air et de gaz et, pour couronner le tout, une petite poussée d´acnée fort juvénile causée par l´allaitement...en somme, si les bébés sont magnifiques, ce n´est pas grâce à leur joliesse mais par leur propension à nous émouvoir à chaque instant et à être les plus spontanés et les plus naturels du monde !
















* c´est l´année du Rat en astrologie chinoise : souris pour les filles ?

La Chine des rails et déroute : suite et fin



L’homme ne se fréquente pas pour vivre. S’il veut se connaître, ce n’est pas pour durer, pour mériter le monde, mais pour être au monde.
Georges Huguet, « L’œil de l’aiguille »

Mes voyages me rendent souvent mon visage. Il y a toujours un moment où, sans y faire attention, je me croise dans un miroir. Et je me reconnais. Cela peut paraître absurde, comme si après toutes ces années à fréquenter cette enveloppe charnelle qui déguise le « moi », illusoire selon les Bouddhistes tibétains, je n’étais pas encore parvenue à m’identifier vraiment. Ce n’est pourtant pas un problème d’identité, mais plutôt de ressemblance : or, en voyage, ce « moi » -l’être qui me correspond réellement et qui n’a pas de reflet matériel - est enfin là. Je me souviens d’une de ces troublantes rencontres, c’était dans un rickshaw en Inde, je regardais la route, son animation, ses dangers, la chorégraphie urbaine qui se déroulait, quand en me décalant un peu pour éviter un homme qui me tendait un serpent à caresser en promesse de la bonne fortune, je me vis dans le rétroviseur : mon visage portait les marques de la fatigue du voyage, mes joues semblaient plus creuses, le teint avait pris la couleur tannée du pays, mais ma réaction fut surprenante : je me suis reconnue, entièrement, comme s’il était pourtant improbable de tomber nez-à-nez avec moi-même alors que je me tenais devant un petit miroir et, par conséquent, face à mon image. Je me suis surprise à me sourire comme si je retrouvais quelqu’un qui m’était familier et que je n’avais pas vu depuis longtemps. Le conducteur du rickshaw eut la bonne idée de faire un mouvement brusque à ce moment-là pour éviter une vache car je n’étais pas loin de m’interpeller moi-même : « Tiens t’es là toi, t’as l’air crevée mais t’as bonne mine ». Le reste des jours, je ne suis pas particulièrement schizophrène mais souvent beaucoup moins en phase avec cet être intérieur qui respire si bien sur les routes. Le reste des jours…il y a tous ces masques qui nous déguisent une identité partielle. L’expérience me rappelait un verset des Veda : « Je suis un écho qui se tient devant le miroir ». Cet écho, immatériel et en mutation permanente, convenait mieux à cette relation intime que j’entretenais avec moi-même, que l’ego, ce ballon vide d’orgueil traqué par les Bouddhistes et qui nous enchaîne à la frustration et à la souffrance. Cet ego qui résume selon moi la majeure partie des échanges et du rapport au monde que l’on cultive maintenant.

Si je me reconnais en voyage, comme une identité qui me colle à la peau mieux qu’ailleurs, c’est aussi la preuve que tout ou presque, en dehors du voyage, est épreuve : simulations, illusions, endurance au quotidien. Tout ce qui, à première vue, ne donne pas de signe de changement me perturbe : durer, rester, « se poser » comme ils disent, est un véritable chemin de croix. Cela me fait penser à une chambre que l’on n’aère jamais ou à un oiseau mazouté resté collé à une branche et qui ne peut plus voler. Je n’aspire à être ni cette chambre – grenier de souvenirs poussiéreux, ni cet oiseau, ni même l’arbre sur lequel il reste accroché. A tous ceux qui m’ont parlé des « racines » nécessaires à toute personne, pour construire quelque chose et être « normal », je n’ai que cette réponse : je ne suis pas un arbre. Mes racines, si elles existent, sont émotionnelles, elles ne sont ancrées dans aucun sol et n’ont besoin d’aucun terreau ni d’eau de pluie spécifiques. Grande illusion que de croire à l’homme - racines ! On finit par le confondre à l’ours polaire ou à la baleine quant à son manque d’adaptabilité sous d’autres latitudes…Je refuse également que l’on classe le nomadisme dans les pathologies rares tant que l’on ne m’aura pas démontré que la sédentarité est plus naturelle ou plus propice à rendre l’homme heureux. Car on peut aussi voir en elle parfois une menace lente comme des sables mouvants où chacun s’enfonce peu à peu dans la profondeur de tout ce qui l’enchaîne. On y verrouille les possibles. Ne pas accepter que tout change constamment – jusqu’aux objets malgré leur aspect - et que certains accompagnent ces phases diverses de métamorphoses par des changements de décors est le sceau d’un de ces verrous que l’on a fermé en soi…

Le changement n’implique d’ailleurs pas forcément le déplacement. La mobilité n’est sans-doute qu’une façon de le provoquer et de l’inspirer quand le cadre habituel n’est plus propice à combler cette soif de curiosité qui nous creuse le ventre. Le déplacement est aussi une quête, sans le savoir, d’une terre d’élection, de la terre adoptive quand on ne s’en est reconnue aucune auparavant. Si je n’ai jamais eu aucun mal à partir, c’est parce que je me suis toujours sentie orpheline de ce que l’on nomme communément « une patrie » : pas forcément un pays mais une région, une ville ou un village, un bout de vallée…Je n’ai pas grandi sur la terre d’enfance de mes parents et je ne sentais aucune affinité particulière avec les endroits qu’ils ont choisis ensuite, sans les choisir vraiment d’ailleurs puisqu’il s’agissait plus d’installations provoquées par des contingences professionnelles. Je n’étais pas à l’âge de choisir mais je n’ai jamais été capable d’apprécier vraiment ces lieux. D’une certaine manière, ce non-attachement m’a rendue complètement libre, ouverte à l’ailleurs. A ce moment-là, pour moi, rester aurait été soit un manque d’imagination soit une surdité absurde infligée à mes désirs. Je respecte ceux qui ont le don de la sédentarité et j’admire même la permanence de leurs certitudes. Je m’interroge juste sur les raisons qui poussent la plupart d’entre eux à juger ou à demander des justifications à ceux qui ne possèdent pas ce don. Pourquoi ce choix-là, rester au même endroit - issu souvent de l’autorité inconsciente d’un « conseil familial » suprême – devrait prendre des envergures de loi, renvoyant tout autre aux frontières de la clandestinité la plus suspecte ? J’aimerais ne plus entendre : « l’homme a besoin de ses racines pour exister »…ni même avoir à répondre à la question récurrente qu’entendent tous les voyageurs : « Que fuis-tu ? » ; il faudrait excuser le dérapage de prononciation de son interlocuteur et dire : « Ce que je Suis… ? Mais mon chemin voyons, et toutes les routes qui s’ouvrent à moi… ».

Tous les parcours tracés m’ont aussi appris que le choix de rester plus durablement quelque part, après avoir vécu, respiré et aimé ailleurs, était résolument le signe d’une liberté encore plus grande. Le dessein de tous mes voyages ou des séjours prolongés n’est autre que de façonner une manière d’être au monde, rendre l’écho à ces paroles d’Olivier Germain-Thomas : « Pour nous qui vivons dans une époque coupée de toute tradition, il nous reste la poésie comme guide pour le voyage. ».[1] Dans ces atmosphères d’altérité et de contradictions, dans ces espaces stériles en projections, sentir ce qui grandit en soi. Apprendre, ne rien comprendre, puis apprendre encore, toucher du doigt, comparer, perdre ses repères et peu à peu, très lentement, comprendre un peu…L’expérience substitue aux rêveries, aux représentations : être ailleurs incarne l’ici intime, le plus profondément présent, le plus inconsciemment proche. La Chine a un écho en moi en ce qu’elle dit du monde et de l’être : le livre des mutations, avec ses schémas complexes frôlant l’hermétisme, contient pourtant la résonance la plus juste de la destinée de chacun. Et nous renvoie à notre simple rôle de passant…

Quand je me retourne vers des événements passés, j’ai toujours l’impression d’avoir vécu une succession de mues, comme celles des serpents. J’ai laissé mes peaux mortes, vernis de visages éphémères sculptés par le temps, sur le bord des chemins, même si ce qui croît en réalité se trouve sans aucun doute tapi au plus abyssal de moi. J’ai relu mes carnets de Chine pour inspirer ce récit ; j’ai d’ailleurs cette tendance quand je veux retrouver une de mes mues, l’état de ma conscience d’alors, me replonger dans ces reliques gravant quelques pensées et sentiments du passé. Or, je n’y ai pratiquement rien trouvé de concret, ils étaient tous gribouillés de mots et de débuts de textes, de phrases solitaires, brèches de poèmes en construction, de notes éparses, de métaphores même sur les éléments les plus quotidiens : peu à peu, dans le temps, cela devient omniprésent, les pages sont inondées de mots, et certains sont restés là pendant que d’autres ont été combinés à de nouveaux élans scripturaux postérieurs pour former la majorité des textes de ce qui deviendra « A mille lieux de quoi ? ». Et tout cela, ensuite, tombe dans une sorte d’oubli, ce recueil artisanal est là, comme pour attester du passé, d’une expérience vécue ; parfois j’ai l’impression que les livres sont les tombes de la mémoire. Une fois écrits, on les enterre et on ne s’occupe que du présent, et, plus tard, on se mettra à s’intéresser à d’autres tombes à creuser quand de nouveau nous envahira cette impression que le temps nous échappe et qu’il faut le retenir un peu, pour ne pas oublier maintenant et pour se souvenir, plus tard… Mais à chaque fois que je retombe sur ces écrits, des morceaux isolés à Budapest, le récit du voyage (dés)oriental, les Nocturnes catalanes pour l’aimé, j’ai encore la sensation de voir ces mues. L’écriture ouvre un chemin chronologique autant que géographique que l’on remonte afin de se remémorer ce qui fut vécu et qui nous fûmes.

Je suis retournée dernièrement à Budapest où j’ai vécu deux ans. En mesurant tout ce que j’avais perdu depuis mon départ il y a cinq ans (en particulier la langue hongroise qui résonne de façon familière dans ma tête sans que je ne puisse plus la déchiffrer comme avant), je me suis demandé quel sens on pouvait donner à ces morceaux de vie qui s’emboîtent comme des poupées russes dans notre vie. Je vibrais à tous les échos, la musique du métro, la chaleur des Bains, le parfum du Danube et tous les souvenirs qui planaient au-dessus des rues, des places, des cafés…Je mesurais aussi le fil du temps en cherchant les clefs à des énigmes passées. J’imaginais rencontrer par hasard un homme que j’y avais aimé et qui ne savait rien d’autre que le hongrois : nous ne pourrions donc plus ni nous comprendre ni nous parler ? J’étais au bord de ce précipice creusé par la distance que l’on a mise entre soi-même et l’autre. Le vertige me remplissait de vide. Faut-il donc se résoudre à ne plus frapper aux portes que l’on a fermées ? Je pensais aussi à Borgès qui disait tristement que nous n’avons pas de vrais souvenirs : ce dont on se rappelle n’a aucun lien avec ce qui s’est passé au moment exact de l’événement mais n’est que l’image que l’on en a eu la dernière fois que l’on a rappelé à notre mémoire ce souvenir. Tout mue…Et encore une fois, l’écriture semble là pour sauvegarder quelques traces de ce temps insaisissable. Ma première réaction en rentrant de ce voyage a donc encore une fois été de me replonger dans les journaux que je noircissais à cette époque car je ne savais plus exactement ce que j’avais senti en quittant ce lieu aimé. Les effets de ce retour avaient inconsciemment métamorphosé mon rapport à l’histoire. Et alors, je me suis mise à imaginer ce que deviendra la Chine pour moi en la maintenant dans ce même rapport de distance et de présence souterraine…J’oublierai l’odeur des marchés, le goût des « yeux de dragon » et je n’aurai plus les tons chuintants du mandarin sur le bout de la langue…

Où est donc l’autre dans ce parcours si personnel qui lie le voyage à l’écriture ? Lui seul peut-être le sait et le découvre, dans les échos que l’expérience racontée lui renvoie, dans les pensées que cela lui inspire, dans la révolte que certaines prises de position peuvent provoquer. L’autre, c’est aussi cet écho des Veda devant lequel je me tiens, ce miroir déformant de ce que je crois être réel. C’est aussi moi, l’autre de François Cheng par exemple, quand je le lis et que je me reconnais. Mais le voyage, comme l’acte d’écrire, sont des expériences solitaires que l’on tente en vain de partager pour des raisons obscures : j’ai beau dévorer tous les récits de voyage, je n’ai jamais résolu l’énigme de cette faim-là…Que cherche t-on quand on lit l’expérience de l’autre ? Quand on écrit la sienne ? Pourtant, ni le voyage ni l’écriture n’auraient de raison d’être sans l’inspiration de cette altérité. Il y a de l’amour dans tout cela…Du désir, des inquiétudes, des doutes, des élans, de la fièvre parfois, un lien…une forme d’amour. Et si je me reconnais mieux en voyage, c’est peut-être aussi parce que j’y oublie les heurts quotidiens, le poids du présent aux questionnaires à choix multiples, la lassitude des contraintes et que ce chemin d’apprentissage, cette quête de l’autre donne un sens profond à l’amour, sans qu’il n’y ait de mots à cela ni de raison d’être. Il ne s’agit pas d’aimer un pays ou un peuple car si je sonde les sentiments que la Chine m’a inspirés, ils ne sont guère aveuglés par l’amour et des Chinois je préfère sans doute ceux qui ne le sont pas tout-à-fait, comme les Ouïghours, les Tibétains, les Dongs...Tout comme mon lien à la Hongrie ou aux Hongrois n’a rien à voir avec un sentiment qui frôlerait le masochisme puisque ce même peuple déteste le mien. Non…Le voyage – ou plus exactement l’expérience de cet ailleurs - ne déclenche pas un amour qui vise quelqu’un ou quelque chose en particulier. C’est un sentiment puissant et beaucoup moins identifiable, une source profonde qui jaillit de soi et que j’appelle amour car il ressemble à la fois à la paix et à la tempête, à quelque chose qui échappe à tout raisonnement mais qui forme sens. Les routes, les rails, les déroutes, les déraillements, rejoignent tous ce même épicentre : le séisme en soi que provoque cet amour – là.


[1] Olivier Germain-Thomas, La tentation des Indes.


photos : 1- vue sur les tulous dans un village du Fujian / 2- "Amour en cage" à Tai Shan / 3- Détails d´un toit en virgule inversée dans la cité interdite de Pékin / 4- à l´intérieur d´un tulou dans le Fujian / 5- jeune fille et cascade à Tai Shan.

vendredi 12 décembre 2008

La Chine des rails et déroute : l´étranger

L’ETRANGER

Voyager et perdre des pays de vue, les perdre tous de vue en voyageant dans les trains illuminés du monde nocturne, être toujours un étranger.


Enrique Vila-Matas citant Perec dans Paris ne finit jamais.


« Lao Way Lao Way ! »

Etre toujours un étranger n’est pas un but, encore moins un souhait, mais sans aucun doute une réalité à laquelle on ne peut pas échapper. J’ai souvent été étonnée, en Chine, de la facilité qu’avaient les gens de repérer de très loin que je n’étais pas comme eux. Du haut d’une colline du Gansu, tandis que je marchais tranquillement sur le chemin en contrebas, j’entendais des enfants crier « Lao Way Lao Way ! »[1], alors que j’aurais été bien incapable pour ma part de dire, à cette distance, si ces chérubins étaient d´ici ou d´ailleurs…Le contexte pourtant était plus propice à me donner raison si j’émettais des hypothèses quant à leur origine. Qu’est-ce qui les rendait alors si sûrs, eux, d’avoir affaire à une étrangère ? Ma démarche ? Mes vêtements ? Le fait que je marche seule ? Ou que je m’arrête pour observer des choses en route ? Aurais-je dû, pour passer inaperçue, me déguiser comme Alexandra David-Néel, en pèlerine tibétaine et me barbouiller le visage et les mains de charbon ? Il n’y a qu’un endroit en Chine où les passants doutaient en me voyant : c’était au Xinjiang, la patrie des Ouïghours, établis sur l’ancienne route de la soie et dont les traits physiques sont différents ; on les confondrait facilement avec des Russes, des Turcs ou des personnes originaires d’Asie Centrale. A mon passage j’entendais la question fuser : « Elle est Ouïghoure ou étrangère ? », puis après m’avoir observée un peu, ils concluaient sans se tromper : « Etrangère ».

Les Chinois ne cachent pas leur curiosité quand ils voient un étranger, ils se passent le mot et, s’ils sont seuls, il leur arrive de se retourner plusieurs fois de suite comme s’ils avaient été victimes d’un mirage. A Canton, alors que j’allais travailler un matin, l’un de ces curieux se tordait tellement le cou pour m’observer, qu’il se heurta finalement contre une poubelle et vacilla de son vélo. La chute ne manqua pas de provoquer un éclat de rire, tant de mon côté que du sien. Mais l’apothéose, c’est quand un bébé « blanc » apparaît : « c’est comme une poupée », m’expliquaient mes étudiantes que j’avais emmenées à une exposition et qui, au lieu de se concentrer sur les tableaux, suivaient partout un poupon aux joues roses. Cette sensation d’irréalité les conduit même parfois à nous palper pour voir si nous sommes constitués de la même chair…

Mirages de l´Ouest…

Cette curiosité s’accompagne d’autre part d’une certaine attirance pour l’Occident qui métamorphose peu à peu le visage de la culture chinoise. Ainsi sur la baie de Hong-Kong où l’on vient traditionnellement se faire photographier après la cérémonie du mariage, on ne voit plus que de belles Chinoises toutes de blanc vêtues, voiles et longues traînes au vent…Le rouge et l’or, promettant le bonheur, ne sont plus que l’apanage des fêtes provinciales. De même, les maîtres de la calligraphie et de la peinture traditionnelle semblent se raréfier, au profit de mouvements qui font écho à ceux qui se développent aux Etats-Unis, en Angleterre et à tout ce large monde de « l’Occident ». Combien de fois ai-je entendu, quand on me présentait un artiste, cette précision qui semblait justifier et honorer tout son travail : « Il fait de la peinture occidentale » ou « style occidental ». A quoi cela rime ? Si on m’avait dit « Il a son style », soit. Mais qu’il se range derrière cette vaste référence, aussi floue qu’inexistante en soi, me paraissait absurde. Car si ce changement est une étape nécessaire à toute évolution artistique, pourquoi prendre pour modèle « l’autre monde » et nier ses origines ? J’avais vu à Hong-Kong une exposition de Lü Shukun et ce que j’avais admiré dans ses œuvres abstraites, c’était justement la résonance en elles de l’œuvre traditionnelle, respectant le vide médian qui équilibre les forces du yin et du yang, une métaphore du souffle et de la création originelle. Quelques mois plus tard à Paris, une rétrospective de Zao Wu-Ki au Jeu de Paume à Paris me donna cette même impression : l’artiste a creusé sa singularité en se laissant façonner par diverses influences, sans pour autant renoncer à l’empreinte de sa culture.

On retrouve aussi cette soif de l’Occident en médecine – ces médicaments miraculeux « de l’Ouest » - et jusque dans les pratiques sportives. En cela on peut dire que l’ère du « troc interculturel » est en vogue ! Tandis que le bouddhisme attire de plus en plus d’Occidentaux et que l’on voit se multiplier les cours de tai chi, chi kong et autres pratiques orientales dans nos contrées, les Chinois les délaissent peu à peu et les considèrent comme des activités « du troisième âge ». A chaque fois que je tentais d’obtenir des renseignements auprès de mes collègues ou étudiants pour connaître les lieux où j’aurais pu pratiquer ces disciplines, j’étais sûre de passer pour la dernière des ringardes. C’était un peu comme si une Japonaise fashion demandait en France où elle pourrait apprendre le point de croix ou le macramé. Les conversations variaient à peine : « Mais c’est pour les vieux ça ! » - « je m’en fiche. Tu ne connais pas quelqu’un qui pourrait me montrer quelques mouvements ? » - « Si mon grand-père… ». A force d’insistance, je finis néanmoins par trouver un étudiant d’une trentaine d’années qui pratiquait le tai chi et qui était agréablement surpris de découvrir mon intérêt pour cette discipline. Il devint mon complice : un soir où j’avais converti une de mes classes en séance de gymnastique pour que mes étudiants retiennent bien tout le lexique du corps, je l’ai fait venir au centre du groupe et lui ai dit : « Maintenant c’est toi qui nous donne les instructions mais pour une séance de tai chi ! ». Lui était ravi, les autres pouffaient au début mais finalement tout le monde s’est pris au jeu et ce cours a été l’un des plus efficaces. A la fin de l’année, je reçus un cadeau de cet étudiant : deux D.V.D de cours de tai chi, entièrement expliqués en chinois…

Bien qu’ils soient très malins, les Chinois n’ont donc pas encore compris le créneau énorme qui s’offrait à eux pour mettre à profit leurs traditions auprès d’Occidentaux friands de leur culture. Ce constat me renvoyait à l’Inde qui avait si bien su vendre ses cours de yoga ou de méditation, et qui ouvrait les portes de ses ashrams pour proposer ses enseignements auprès de maîtres vénérés…Le voyage en Inde est souvent motivé par l’apprentissage, même si cela transforme parfois le voyageur en une sorte de caricature. C’est en tout cas ainsi que je m’étais sentie quand j’avais rencontré un « yogi » qui me proposait des cours en déployant son album photo : il tournait les pages et je le découvrais alors dans toutes les postures possibles et inimaginables, sur la tête, sur un bras, les jambes croisées autour du cou, je sentais un fou rire irrépressible qui commençait à me chatouiller le corps quand une Anglaise bien hindouïsée vint me sauver de la situation et distraire le gourou en se prosternant devant lui et en lui racontant une rencontre mystique qu’elle avait eue, les yeux écarquillés d’illumination…Je m’efforça pendant ce temps-là de reprendre mon sérieux et promis au maître de venir prendre un cours avec lui le lendemain aux aurores, ce que je fis. Débarrassé de la nécessité de me convaincre, cet homme était en réalité très humble et beaucoup moins épris de lui-même qu´il n´en avait l´air. D´autre part, il ne chercha pas à me transformer en contorsionniste dès la première séance et ce bref enseignement me permit surtout de vérifier ce qui m’intéressait le plus : comparer les cours d´un natif de l´Inde avec ceux qui se distribuaient avec succès en Europe – les postures de yoga étaient en effet identiques mais il y ajoutait la lenteur ; la méditation et la relaxation, par contre, n´avaient rien à voir, en particulier le travail sur le souffle qui me faisait découvrir de nouvelles circulations possibles, à contre-courant de ce que je pensais être le plus naturel. Mais cet épisode alimentait avant tout mes réflexions sur le voyage et le sentiment d’être « étrangère » - la proie à un certain tourisme…En voyageuse solitaire, cela me troublait d’avoir l’impression d’être dans un réseau plus ample d’une grande farce, une sorte de « voyage organisé » sans en avoir l´air. Je passais par les étapes obligées du voyage indien mais consciemment : je voulais tester pour pouvoir me faire une idée à travers l’expérience, fusse t-elle minime. Et, par comparaison, ce que j’aime de la Chine, ce sont justement ses contradictions et son obstination à ne pas comprendre ce qui pourrait plaire aux Occidentaux, car cela deviendrait alors un vaste marché où chacun perdrait le sens du « vrai ». Finalement j’appréciais qu’ils gardent le tai chi pour eux ou pour leurs grand-parents, même si c’était au détriment de leur propre intérêt et de la transmission d’une discipline en or. Ils exploitent cependant un peu plus le kung-fu – qui n’est que le prolongement plus actif du tai chi, en pensant sans-doute que plus il y a de spectacle ou de violence et plus cela plaît…Avec tous les bus que j’ai pris en Chine, je me suis faite une certaine culture des films de kung-fu mais cela ne m’a pas convaincue pour autant d’aller me former au monastère de Shaolin ! Non, je restais fidèle à mon admiration envers une gestuelle élégante et lente, dont la respiration était palpable…J’allais alors dans les parcs et j’observais. Ils étaient beaux mes petits papys du tai chi, tellement souples et sereins dans leurs mouvements circulaires…Je voyais entre leurs mains la boule invisible de l’équilibre parfait et je me demandais alors ce qui forgerait l’identité de ce peuple dans les années à venir si toute cette sagesse partait à la dérive…Une phrase de François Cheng me revenait en mémoire : « Tant que nous pratiquerons tous les jours le Tai chi chuan, nous ne nous perdrons pas. Comme dit le grand Maître : « Au centre du Grand Vide, nous saurons capter le souffle qui relie Ciel et Terre, ici et ailleurs, et, pourquoi pas, passé et futur. »[2] Les Chinois ont ils encore cette volonté de relier ? Ne se dirigent-ils pas plutôt vers un processus de rupture en ne fixant leur attention que vers un futur étranglé par leur désir de puissance ? Et pourquoi vouloir tant ressembler à l’autre et se perdre un peu plus chaque jour ?

Etre autre, être d´ailleurs ou de nulle part…


L’étranger : c’est donc à la fois la personne étrangère et l’espace hors des frontières. Mais c’est aussi un sentiment, qui suit nos pas comme une ombre, une sensation de ne pas pouvoir être complètement soi, car le prisme à travers lequel on nous voit nous renvoie un reflet qui ne nous ressemble pas et dont il est pourtant très difficile de se détacher. Tous ces réglages culturels que l’on opère pour éviter les malentendus et les incompréhensions nous éloignent peu à peu de ce que nous sommes profondément et détournent encore plus l’objectif de la rencontre. Entre ce que l’on doit être aux yeux de l’autre pour répondre à sa représentation et notre liberté de choix à peine assumée quand on se trouve dans une culture qui n’en connaît guère la saveur, notre identité est tapie sous les multiples couches de masques successifs…A quoi bon voyager et vivre ailleurs alors si c’est pour se cacher l’un à l’autre ? Car eux aussi préfèrent souvent donner cette image idéale, consensuelle, comme si la rencontre de l’autre devait s’accompagner nécessairement de compromis autour de nos identités respectives. En réalité, plus on se fréquente et moins on se connaît…Car plus on sait l’un de l’autre et plus on va essayer d’accorder nos violons pour que la rencontre soit harmonieuse : elle le sera peut-être mais elle sera fausse. Et le choc n’opère qu’avec des gens qui ne savent rien de nous et dont nous ne savons rien. Par peur de choquer j’ai passé mon temps à taire beaucoup d’opinions ou de sentiments : on ne débat pas partout, c’est une culture à part entière. Donc rien sur le mariage ou l’homosexualité dans mon pays, rien sur le Tibet, rien sur le rapport au travail ou sur le sens que l´on donne aux événements, aux relations. Enfin, rien avec les inconnus et un peu avec les amis, mais finalement si peu…On fait semblant d’être d’accord, on joue la comédie de « l’amitié entre les peuples », en refusant que cette amitié passe par des frustrations, des incompréhensions ou des colères. Et finalement nous ne sommes pas amis, tout juste cordiaux. Un seul homme, en Chine, est venu me voir pour provoquer une vraie discussion : c’était dans un train, il devait frôler la quarantaine, parlait bien anglais et désirait vérifier tous ses stéréotypes sur la libération des mœurs dans mon pays. C’était suspect au début car les questions paraissaient très orientées mais rapidement j’ai compris que c’était une opportunité incroyable pour rentrer enfin dans le vif du sujet avec un Chinois : il me parlait des amants chinois, de leurs désirs, de la distance qui les séparait souvent, du manque…il dévoilait tout ce qui était tu d’habitude. Et je lui révélais quelques secrets de coulisses aussi, nos rideaux de théâtre étaient enfin tombés et on cessait de jouer. C’était le dernier jour de mon voyage et trois jours plus tard, je m’envolais pour l’Europe.

La rencontre est véritablement le chemin le plus long du voyage…Pourtant tout ce que j’ai pu ressentir de ce troublant sentiment d’étrangère, je l’ai retrouvé décrit avec justesse sous les mots de cet auteur déjà évoqué et dont la lecture m’a beaucoup inspirée : François Cheng. J’ai trouvé tellement de connivences entre nos perceptions, lui en France et moi en Chine, que j’ai fini par me dire que deux âmes étrangères se comprenaient peut-être mieux dans le silence. Ce silence parlé qui est l’écriture…À chaque fois que je lis un auteur qui me donne à voir une partie de son monde intérieur à travers ce qu´il écrit ou le récit de son « exil », j’ai l’impression de lire un cœur. D’ailleurs, il me semble que le caractère du mot « penser » en chinois contient le signe du cœur : les Chinois ne considèrent donc pas que l´on pense avec la tête mais avec le coeur…II est digne alors de conclure avec les sentiments livrés par François Cheng lors du lent processus qu´il vécut pour ne plus se sentir « l’étranger » quand il s´installât en France dans les années soixante ; s’inspirant de la célèbre phrase de Sartre qui était à cette époque sur toutes les lèvres en France : « L’enfer, c’est les autres », il la transforme pour décrire sa propre expérience : «Pour moi, au contraire, l’enfer, je le vérifiais à mes dépens, c’est d’être toujours autre soi-même, au point d’être de nulle part ».

Voyager et perdre son pays de vue, être au cœur du monde nocturne de sa propre identité, transgresser sa vérité et ne plus savoir qui est cet autre de l´autre côté du miroir…


[1] Expression pour désigner les étrangers.

[2] François Cheng, Le dit de Tianyi.


Photos : 1- mangeurs de nouilles dans la cité interdite de Pékin / 2- devant un arbre à prières à Tai Shan / 3- Cath avec le 75ème descendant de Confucius à Qufu ! / 4- âne près de la grande muraille / 5- porte et perspective sur la grande muraille à Mutanyu / 6- jolie petite fille hakka dans le Fujian

samedi 6 décembre 2008

Retour en Chine : spiritualité


SPIRITUALITE


La vertu est légère comm
e un poil, mais rares sont ceux qui peuvent la soulever.

Che King



Je passe du corps à l’âme comme on passerait du coq à l’âne en me demandant où en est la Chine actuellement en matière de spiritualité. N’a t-elle pas déjà vendu son âme au diable en fonçant tête baissée dans un capitalisme foudroyant sous couvert de communisme ? Les antiquaires ont plus de succès en vendant le petit livre rouge à l’effigie de Mao plutôt que les recueils de Lao Tseu ou de Confucius…La ville natale de ce dernier – Qufu, dans le Shandong - est d’ailleurs le triste modèle de ces croyances de pacotille, d’un lieu de culte transformé en temple commercial et touristique. Nul recueillement possible pour réfléchir à ce qui a façonné la pensée chinoise pendant des siècles. Des hyènes criardes agrippent le chaland pour vendre des cartes postales ou autre « confuciuserie » locale, le haut-parleur d’un guide arrache le tympan avec ses exclamations si peu mystiques et on se retrouve vite noyé dans une secte nouvelle de Chinois grassouillets en T-shirts orange et casquettes jaunes suivant un petit drapeau rouge…Tout cela n’est pas très propice à la respiration de l’âme, et nous avons eu beau tenter nous isoler à Qufu, nous ne sommes pas parvenues à saisir le « qi ». La montagne taoïste de Tai Shan, à quelques kilomètres de là, garde heureusement une certaine aura de mystère. Avec ses milliers de marches, elle impose un certain respect à ceux qui décident d’en conquérir le sommet. Certes, les plus paresseux auront toujours l’alternative du téléphérique à mi-parcours. Nous nous sommes imprégnées du silence de la montagne en la gravissant de nuit entre 19 heures et 21 heures puis de 3 heures à 5 heures 30. Au sommet, nulle brume qui se lève pour accueillir le soleil mais d’étonnantes plantes sauvages qui provoquent l’extase mystique : la déesse des « Nuages azurés » lèverait-elle les interdits avec ses semailles ?

Les montagnes sacrées ne manquent d’ailleurs pas dans le pays et les Chinois se font un devoir d’en visiter au moins une dans leur vie. Bouddhistes ou taoïstes, ce sont de hauts lieux culturels ayant inspiré peintres et écrivains et, même si l’on ne croit pas, leur paysage vaut à lui seul l’excursion. Les nouveaux riches aiment venir étaler leur nonchalance et leur gros ventre en accédant au sommet en chaises à porteur. Il y a aussi des temples à vocation particulière, comme Shaolin, qui est le berceau des arts martiaux et du kung-fu. Les grands acteurs de Hong-Kong viennent s’y former et on peut se demander si, entre deux grands écarts, ils y ont beaucoup prié.


L’habit ne fait pas le moine…

Dans l’ensemble, et quitte à m’attirer les foudres, je crois peu en la spiritualité des moines. Ou, plus exactement : de tous les moines. Ou plutôt : je crois peut-être en la spiritualité de quelques moines, mais rares. De tous ceux que j´ai croisés en Chine – et même plus généralement en Asie, dans le berceau des cultures que l´Occident teinte tant de spiritualité – celle de l´Inde et du Laos notamment , la plupart étaient là car le destin les y avait conduit mais ils ne croyaient pas une miette des mantras qu’ils récitaient. On ne naît pas moine, certes, mais je ne crois pas qu’on le devienne non plus contre son gré. Je me souviens d’une visite qui s’était déroulée en tête à tête avec un beau moine tibétain dans le monastère de Labrang à Xiahe, dans la province du Gansu. Ce n’est pas tant la foi de ce jeune homme que je mettais en doute – lui l´avait sans doute - que ses paroles lorsqu’il évoquait les enfants qui arrivaient à l’âge de cinq ans « de leur propre chef », et, selon lui, pas uniquement selon le désir de leur famille. Il est vrai que les Lamas sont dénichés en général avant leurs premières dents de lait mais on ne prétend pas quand-même que les petites Saintetés ont senti eux-mêmes leur réincarnation divine. C´est peut-être mon histoire familiale qui me mène à cette forme de scepticisme et me fait penser que la vocation religieuse n’est pas toujours une affaire de révélation personnelle. Il y a des concours de circonstance ou des enjeux d’honneur, voire de survie dans la famille qui entrent en ligne de compte dans ce genre de « choix ». Je ne pouvais pas lui rétorquer cela, à ce beau Tibétain, comme je ne parvenais pas à incliner la tête devant lui telle que la coutume le voudrait, tant ses grands yeux noirs absorbaient toute ma curiosité. Il me parlait à voix basse de toutes les divinités, Sakyamuni et Tsong Khapa, de la vertu et de l’Illumination et la pénombre des temples, bercée par le chant sourd de vieux moines récitant des mantras sibyllins, enveloppait ses paroles et l’instant. Cet instant éphémère qui n’existe qu’en voyage lorsque l’on est disponible au temps et que l’échange devient presque intimité. Entre nous, à ce moment-là, circulait un souffle mais je ne saurai dire s´il était de nature spirituel…Quelques heures après, sortant de la fraîcheur et de l’obscurité du monastère pour flâner dans les rues écrasées de soleil du village, je suis tombée dans les pommes. « Mal des montagnes », conclut le pharmacien local…Je traduisis : « Mal du moine ». Car si je ne lui avais pas dit tout ce que je pensais sur le caractère parfois fortuit des destinées religieuses, ce n’était pas si grave, il ne maîtrisait d’ailleurs que l’anglais qu’il « récitait » et il tremblait à la moindre question, non, ce que je n’avais pas osé traduire de tout ce qui émanait de nos présences à cet instant-là, c’était plutôt : « Echappons-nous, là, maintenant, échappons-nous de tous nos choix… ». Selon toute vraisemblance, il serait parti en courant et on m’accusera de ne pas croire au mysticisme des moines par la facilité que j’ai de leur quitter moi-même toute aura religieuse. Peut-être dirais-je autre chose en effet si je n’étais pas le fruit d’un mariage peu « orthodoxe » entre deux personnes qui ont eu ce courage, à un moment de leur vie, de prononcer cette phrase-là, et de le faire, de s´échapper d´un choix qui n´avait d´ailleurs pas tout-à-fait été le leur.

Mais je ne pense pas que ce soit la seule raison qui me pousse à me méfier de leur foi. Parfois ce sont simplement de petites choses qui m’y conduisent : il s´agit de scènes vécues où je me souviens avoir pensé qu ´ils étaient aussi moines que j´étais abbesse. Par exemple quand j´observais certains d´eux s’acharner sur des jeux vidéos sanguinolents dans les cyber-cafés ou maltraiter sans raison un pauvre âne. Ceux-là n´auraient pas pu donner de leçons de karma. Je comprenais mieux ceux qui ne semblaient pas avoir encore complètement atteint le défi d´absence de besoin ou de désir et dont le célibat aiguisait la curiosité – clins d´oeil en coin quand je volais des clichés de leur beauté ou des « Do you have a boy friend ?» lancés à mon passage. Un jour, répondant à un moine du Laos par la négative, il s´écria « But why ? », l´air vraiment préoccupé et perplexe. Et moi, espiègle, d´ironiser « And you ? ». Et puis il y eut l’attitude d´un autre moine qui m’avait beaucoup intriguée, à mi-parcours de ma traversée solitaire. C’était à Tongrén, dans le Qinhai, une petite ville presque exclusivement tibétaine réputée pour ses thangkas[1]. Il était venu spontanément vers moi, pour m’aider à trouver un toit et même quand je tentais de lui épargner cette tâche en voyant qu’il se trompait sur mon « standing » d´auberge et me conduisait dans des endroits beaucoup plus chers que ce que je dépensais d’habitude, il ne voulait rien entendre et s´obstinait à me suivre partout. Il fut donc surpris de me voir sélectionner une petite auberge modeste à 15 yuans la chambre (environ 1 euro à l’époque), surtout fréquentée par les ouvriers du coin. Cela ne le démotiva pas pour autant et il m’accompagna pour m’installer dans la chambre qui ressemblait d´ailleurs plus à une cellule de moine. Et son comportement devint alors de plus en plus indéchiffrable. D´abord il exigea que je lui donne une photo de moi et il se vexa presque quand j´éclatai de rire en lui disant que c’était bien la dernière chose que j’avais sur moi, qui plus est en voyage. Pour que son humeur ne s’assombrisse pas, je l’avais pris en photo puis lui avais tendu mon appareil pour qu’il immortalise ce qui lui semblait échapper au commun des mortels, en lui promettant de lui envoyer ces clichés. Il s’était ensuite assis dans le fauteuil où il restait tranquille et silencieux, semblant attendre…mais quoi ? Je repensais à Ma Yang qui s’offusquait presque quand un ami chinois m’invitait à prendre un verre dans un bar le soir, seul à seule (« ouh ouh ouh, ça, ça veut dire beaucoup pour un Chinois tu sais ! »), alors ce moine en face de moi qui ne paraissait pas décidé à sortir de la pièce, qu´aurais je dû en conclure ? Il sortit son petit livre de prière puis s´en désintéressa pour se plonger dans l´inspection de mon petit sac à dos. Ce n´était pas la première fois que je me soumettais à cette drôle d´initiative, l´accueillant avec la même surprise : il sortait un à un les objets qui se trouvaient à l´intérieur, effeuillait mes carnets, intrigué par cet alphabet lointain, observait les cartes sans faire de commentaire, regardait avec perplexité mon beau couteau du Xinjiang puis il trouva les deux oeufs durs que j´avais achetés en route ; je sautai sur l’occasion pour lui dire que je mourais de faim et qu’il était donc temps de sortir, s´il voulait m´indiquer un lieu où se restaurer pour « deux yuans six sous »...J´aspirais à rompre l’ambiguïté de la situation mais j´avais aussi envie d’être seule. La rue lui redonna son rôle de moine et sa mine jusque là toujours sévère, presque austère, se teinta d´une déception que je sentais palpable. Je ne compris pas vraiment ce qui le traversait à ce moment-là – je n´en avais pas non plus vraiment envie – et cette rencontre restera donc pour moi un mystère.

J´aurais aimé rencontrer davantage de moines chez qui j´aurai perçu la foi et la vocation, cela m´aurait intéressé d´échanger avec eux mais l´occasion ne se présenta pas et je lirai plus tard les écrits de Matthieu Ricard avec une forme de regret. Au contraire, ma route ne fut ponctuée quasiment que de ces rencontres qui diluaient la croyance dans un flot d´histoires plus ou moins suspectes. Mon intention n´est pas cependant de porter un faux procès aux moines de l´Asie mais de pointer du doigt – encore une fois – les croyances vite formulées des Occidentaux qui vouent une sorte de culte à la « spiritualité de là-bas », reniant facilement leur propre patrimoine pour s´adonner aux religions de l´ailleurs, sans se rendre compte qu´elles sont finalement soumises aux mêmes contradictions et limites qui nous ont fait nous éloigner de nos dieux locaux. Le bouddhisme en Europe - un genre à la mode – attire d´autant plus que c´est une religion que l´on aime interpréter comme une philosophie mais il s´agit encore une fois d´un nouveau filtre à travers lequel percevoir l’Orient sans prendre de recul…Or, si l’on troque la fantasmagorie contre l’expérience, j’ai été pour ma part bien loin d’être le témoin d’une vie spirituelle et contemplative indéfectible et pleine près de ceux qui portaient l’habit.

Je ne veux pourtant pas discréditer l’ensemble des moines chinois ou tibétains car j’en ai rencontré d’autres dont la foi était aussi inébranlable que sincère. Leur présence seule était repos. Mais je ne peux faire l’économie de ces expériences car elle me renvoie à l’arbitraire qui organisât aussi pendant longtemps notre culture. Les Chinois eux-mêmes se perdent un peu dans leurs repères quant aux règles imposées aux religieux : ainsi, une jeune femme de Hangzhou m’assurait que les moines taoïstes pouvaient se marier. Soit. « C’est autorisé donc? » - « Non non je ne crois pas mais ils le font, ils sont au temple la semaine et voient leur famille le week-end ». Tian Bao me parlait souvent aussi de l’art de « tout siniser » de son peuple, de réadapter à sa sauce le tango argentin pour danser et le bouddhisme indien pour prier. Une série télévisée met en scène les péripéties du moine chinois Xuan Zang qui fit un long voyage en Inde pour rapporter des textes bouddhistes ; il est accompagné d’un personnage à la tête de singe et l’autre qui a l’apparence d’un cochon, ce qui donne une idée du sens du sacré avec lequel les Chinois aiment se raconter leur histoire religieuse. J’ai également beaucoup observé les citadins dans les temples, se prosterner devant les statues, brûler les trois bâtons d’encens et j’ai toujours eu la même impression d’assister à un rite chorégraphié, une simulation tendant à masquer les superstitions sous un vernis de foi. Je n'y croyais pas une seconde. Par contre, je ne suis pas aussi sceptique avec les fidèles tibétains que j’ai aussi beaucoup épié, ou suivi dans leurs chemins de prière ; c’est un parcours très rituel aussi, ils tournent les moulins pour faire voler leurs vœux au ciel et ils tournent autour des temples dans un ordre précis, ils exécutent de multiples génuflexions harassantes à tout âge, mais leur recueillement semble incroyablement profond, tout leur être est imprégné de cette concentration mystique. Hors du temple, ils continuent à intégrer des gestes religieux dans leur environnement, comme celui de tourner le petit moulin de prière tout en berçant le bébé par exemple, ou en remplissant chaque matin les petites coupelles et en les déversant sur le sol le soir pour purifier la pièce. Rien, dans leur attitude, ne sonne faux et c’est ainsi qu’on en vient à croire que la foi des fidèles est plus sincère et intègre parfois que celle de certains moines. Les Tibétains confirment à travers leurs attitudes ce qu’explique Matthieu Ricard lorsqu’il les compare aux croyants occidentaux : « Il n’y a qu’en Occident où la religion ne soit, chez la grande majorité des fidèles, qu’un petit compartiment que l’on ouvre à certains jours, à certaines heures ou dans certaines circonstances bien déterminées, mais que l’on referme soigneusement avant d’agir. »[2] Les rites, comme les drapeaux de prière à l’entrée des villages tibétains ou encore les totems protégeant les montagnes, malgré leur coloration superstitieuse, sont des signes ostensibles d’une spiritualité qui fait partie intégrante de la vie de chacun.

Les Tibétains respectaient d’ailleurs toujours ma curiosité discrète envers leurs coutumes mais ne se mettaient jamais en tête de me convaincre d’adopter leurs rituels. Cela reste familial, au sein de leur culture. J’ai observé une maman montrer les gestes et les prosternations à sa petite fille de deux ou trois ans. C’était drôle car l’enfant ne prenait pas du tout au sérieux cet exercice et faisait presque la galipette quand il s’agissait de courber le dos et la tête devant la porte du temple. Les Chinois, par contre, avaient la fâcheuse tendance à me prendre pour leur enfant et s’évertuaient à tout faire pour que je joue la comédie. Ils venaient me mettre dans la main les bâtonnets d’encens et me mimaient le mouvement pour que je fasse des courbettes devant le Bouddha. Et quand je faisais non de la main, ils riaient jaune. Parfois ils m’interrogeaient sur ma religion, ou ma croyance ; je les regardais calmement et quand je leur répondais que je croyais en la force de la nature, ils pensaient que j’avais mal compris la question. Je leur demandais alors s’ils visiteraient nos églises en Europe. Ils répondaient « oui, bien-sûr ». « Cela ferait-il de vous un Catholique ? Plongeriez-vous vos doigts dans le bénitier pour vous signer, avaleriez-vous l’hostie ? » Ils répondaient vite « oh non non » et me parlaient des Chinois catholiques ou protestants, et ils me conduisaient parfois au pied d’une de ces églises, tout en carreaux salle de bains comme les immeubles et surmontée d’une croix au style constructiviste. C’était la meilleure façon de se réconcilier : « ramenez moi immédiatement dans vos temples, allons brûler de l’encens ensemble et croyons ce que nous voulons… ».


L’opium du peuple : superstitions et cartes factices…

La croyance des Chinois, outre son apparence édulcorée, est teintée de beaucoup de superstition. Comme le Feng shui, qui a ses règles, puis ses versions. Il y a les Dieux qui protègent (la montagne, l’âme des défunts) et ceux qui promettent (Guanyin, déesse de la fertilité)…Ce qui diffère aussi beaucoup de la religion chrétienne, c’est cette absence complète de tabou envers l’argent : les banderoles rouges que l’on colle autour de la porte de la maison représentent le Dieu de la Fortune et appellent le succès des affaires. On n’encense ni la pauvreté ni le martyr : Maitreya, le Dieu de l’avenir, souvent ventru et riant à pleines dents, ne rappelle en rien notre maigre Jésus cloué sur sa croix…Le plus surprenant finalement c’est que l’athéisme prôné par le communisme semble quand-même nettement transgressé par plusieurs individus à présent, ces mêmes individus qui, pourtant, n’iraient pas jusqu’à affirmer leur opinion ou leur divergence en matière de politique. Pour accéder à de meilleurs postes, ils souscrivent tous au parti, ils déguisent leurs convictions et cette carte est le passeport mensonger de tout « bon citoyen », un citoyen soumis qui ne croit pourtant souvent en rien à l’idéologie politique de son pays. Ce n’est bien-sûr pas le cas de tous et il faut rester sur ses gardes quand on aborde un thème historique ou politique qui pourrait facilement déraper car certains ne sont pas du parti pour « de faux ». Ainsi un de mes collègues s’est vu rappelé à l’ordre et mis à pied pendant trois semaines (après négociation car au départ il était plutôt licencié) après avoir eu l’imprudence, en classe, d’exposer ses vues sur le massacre de Tian An Men. Aussi quand j’entendais mes étudiants dire « ce qui a marqué la Chine dans les années 50, c’est la libération du Tibet », je laissais tout mon corps bouillonner et se couvrir d’un rouge de honte et de colère mais je me maîtrisais encore suffisamment pour changer de sujet et les massacrer à ma façon avec la pire règle de grammaire qui allait leur torturer les neurones et leur fermer le clapet. Dans ces moments-là, je savais que pas même la maïeutique ne nous viendrait au secours.

J’étais également consciente que tous ceux qui ne partageaient pas cette opinion – ceux notamment qui avaient la carte pour des raisons purement fonctionnelles – étaient comme moi dans l’obligation de se taire. C’était un exercice habituel pour eux tandis que je sentais tout le poids de ma culture mener à l’intérieur de moi une révolution interne. Je n’ai pas souvent l’occasion de me sentir profondément de « mon pays » quand je suis à l’étranger mais quand je dois maquiller ma révolte face à un événement tragique en affichant un sourire gêné, je me sens projetée d’un seul coup par les ressorts de mes origines : comment se taire quand on porte l’histoire d’un peuple qui coupa la tête de son roi sur la place publique ? Je revois alors tous les beaux visages de ces Tibétains qui m’entouraient dans un bus bondé du Qinhai. Il était tôt et le chauffeur, Chinois, avait eu l’idée sournoise de mettre des clips vidéo mettant en scène des Gardes Rouges dans une chorégraphie grotesque. Je regardai mes compagnons de route, avec un air effaré dont je ne pouvais me départir. Ils ne le remarquèrent même pas. Certains avaient l’œil rivé vers la télé mais leur expression ne laissait rien transparaître. Les autres regardaient dehors, parlaient entre eux, s’assoupissaient ou tournaient le petit moulin de prière : leur force était là et la provocation n’avait aucun écho car ils l’ignoraient superbement. Je me demandais si, eux aussi, pouvaient demander la carte du parti, comme tous les Chinois que je connaissais, « pour ne pas être embêté ». Et c’est peut-être précisément ces Chinois-là qui, face au désert idéologique de leur horizon politique, se retranchent derrière une autre forme de croyance, et fréquentent les temples pour rejoindre dans le Bouddhisme ou le Taoïsme leurs ancêtres, et qui sait peut-être même les Tibétains, mais aussi leur histoire et, sans doute, sans même se l’avouer, une part de leur liberté.


[1] une thangka est une peinture réalisée sur un tissu, représentant généralement une scène religieuse.

[2] Matthieu Ricard et Jean-François Reverdy, Le moine et le philosophe.

photos : 1- moines tibétains ("les bonnets jaunes de Tsong Khapa") dans le Sichuan (Nicolas Sabre) / 2- la montagne de Tai Shan (G.M) / 3- moine (N.S) / 4- Encens et cadenas à secrets à Tai Shan / 5- Parc des pagodes à Hangzhou / 6- entrée du temple de Confucius a Qufu / 7, 8, 9 - photos de Nicolas S. (moines tibétains lors d´une rencontre dans le Sichuan, et Zhong Tian Zhu).