dimanche 14 décembre 2008

La Chine des rails et déroute : suite et fin



L’homme ne se fréquente pas pour vivre. S’il veut se connaître, ce n’est pas pour durer, pour mériter le monde, mais pour être au monde.
Georges Huguet, « L’œil de l’aiguille »

Mes voyages me rendent souvent mon visage. Il y a toujours un moment où, sans y faire attention, je me croise dans un miroir. Et je me reconnais. Cela peut paraître absurde, comme si après toutes ces années à fréquenter cette enveloppe charnelle qui déguise le « moi », illusoire selon les Bouddhistes tibétains, je n’étais pas encore parvenue à m’identifier vraiment. Ce n’est pourtant pas un problème d’identité, mais plutôt de ressemblance : or, en voyage, ce « moi » -l’être qui me correspond réellement et qui n’a pas de reflet matériel - est enfin là. Je me souviens d’une de ces troublantes rencontres, c’était dans un rickshaw en Inde, je regardais la route, son animation, ses dangers, la chorégraphie urbaine qui se déroulait, quand en me décalant un peu pour éviter un homme qui me tendait un serpent à caresser en promesse de la bonne fortune, je me vis dans le rétroviseur : mon visage portait les marques de la fatigue du voyage, mes joues semblaient plus creuses, le teint avait pris la couleur tannée du pays, mais ma réaction fut surprenante : je me suis reconnue, entièrement, comme s’il était pourtant improbable de tomber nez-à-nez avec moi-même alors que je me tenais devant un petit miroir et, par conséquent, face à mon image. Je me suis surprise à me sourire comme si je retrouvais quelqu’un qui m’était familier et que je n’avais pas vu depuis longtemps. Le conducteur du rickshaw eut la bonne idée de faire un mouvement brusque à ce moment-là pour éviter une vache car je n’étais pas loin de m’interpeller moi-même : « Tiens t’es là toi, t’as l’air crevée mais t’as bonne mine ». Le reste des jours, je ne suis pas particulièrement schizophrène mais souvent beaucoup moins en phase avec cet être intérieur qui respire si bien sur les routes. Le reste des jours…il y a tous ces masques qui nous déguisent une identité partielle. L’expérience me rappelait un verset des Veda : « Je suis un écho qui se tient devant le miroir ». Cet écho, immatériel et en mutation permanente, convenait mieux à cette relation intime que j’entretenais avec moi-même, que l’ego, ce ballon vide d’orgueil traqué par les Bouddhistes et qui nous enchaîne à la frustration et à la souffrance. Cet ego qui résume selon moi la majeure partie des échanges et du rapport au monde que l’on cultive maintenant.

Si je me reconnais en voyage, comme une identité qui me colle à la peau mieux qu’ailleurs, c’est aussi la preuve que tout ou presque, en dehors du voyage, est épreuve : simulations, illusions, endurance au quotidien. Tout ce qui, à première vue, ne donne pas de signe de changement me perturbe : durer, rester, « se poser » comme ils disent, est un véritable chemin de croix. Cela me fait penser à une chambre que l’on n’aère jamais ou à un oiseau mazouté resté collé à une branche et qui ne peut plus voler. Je n’aspire à être ni cette chambre – grenier de souvenirs poussiéreux, ni cet oiseau, ni même l’arbre sur lequel il reste accroché. A tous ceux qui m’ont parlé des « racines » nécessaires à toute personne, pour construire quelque chose et être « normal », je n’ai que cette réponse : je ne suis pas un arbre. Mes racines, si elles existent, sont émotionnelles, elles ne sont ancrées dans aucun sol et n’ont besoin d’aucun terreau ni d’eau de pluie spécifiques. Grande illusion que de croire à l’homme - racines ! On finit par le confondre à l’ours polaire ou à la baleine quant à son manque d’adaptabilité sous d’autres latitudes…Je refuse également que l’on classe le nomadisme dans les pathologies rares tant que l’on ne m’aura pas démontré que la sédentarité est plus naturelle ou plus propice à rendre l’homme heureux. Car on peut aussi voir en elle parfois une menace lente comme des sables mouvants où chacun s’enfonce peu à peu dans la profondeur de tout ce qui l’enchaîne. On y verrouille les possibles. Ne pas accepter que tout change constamment – jusqu’aux objets malgré leur aspect - et que certains accompagnent ces phases diverses de métamorphoses par des changements de décors est le sceau d’un de ces verrous que l’on a fermé en soi…

Le changement n’implique d’ailleurs pas forcément le déplacement. La mobilité n’est sans-doute qu’une façon de le provoquer et de l’inspirer quand le cadre habituel n’est plus propice à combler cette soif de curiosité qui nous creuse le ventre. Le déplacement est aussi une quête, sans le savoir, d’une terre d’élection, de la terre adoptive quand on ne s’en est reconnue aucune auparavant. Si je n’ai jamais eu aucun mal à partir, c’est parce que je me suis toujours sentie orpheline de ce que l’on nomme communément « une patrie » : pas forcément un pays mais une région, une ville ou un village, un bout de vallée…Je n’ai pas grandi sur la terre d’enfance de mes parents et je ne sentais aucune affinité particulière avec les endroits qu’ils ont choisis ensuite, sans les choisir vraiment d’ailleurs puisqu’il s’agissait plus d’installations provoquées par des contingences professionnelles. Je n’étais pas à l’âge de choisir mais je n’ai jamais été capable d’apprécier vraiment ces lieux. D’une certaine manière, ce non-attachement m’a rendue complètement libre, ouverte à l’ailleurs. A ce moment-là, pour moi, rester aurait été soit un manque d’imagination soit une surdité absurde infligée à mes désirs. Je respecte ceux qui ont le don de la sédentarité et j’admire même la permanence de leurs certitudes. Je m’interroge juste sur les raisons qui poussent la plupart d’entre eux à juger ou à demander des justifications à ceux qui ne possèdent pas ce don. Pourquoi ce choix-là, rester au même endroit - issu souvent de l’autorité inconsciente d’un « conseil familial » suprême – devrait prendre des envergures de loi, renvoyant tout autre aux frontières de la clandestinité la plus suspecte ? J’aimerais ne plus entendre : « l’homme a besoin de ses racines pour exister »…ni même avoir à répondre à la question récurrente qu’entendent tous les voyageurs : « Que fuis-tu ? » ; il faudrait excuser le dérapage de prononciation de son interlocuteur et dire : « Ce que je Suis… ? Mais mon chemin voyons, et toutes les routes qui s’ouvrent à moi… ».

Tous les parcours tracés m’ont aussi appris que le choix de rester plus durablement quelque part, après avoir vécu, respiré et aimé ailleurs, était résolument le signe d’une liberté encore plus grande. Le dessein de tous mes voyages ou des séjours prolongés n’est autre que de façonner une manière d’être au monde, rendre l’écho à ces paroles d’Olivier Germain-Thomas : « Pour nous qui vivons dans une époque coupée de toute tradition, il nous reste la poésie comme guide pour le voyage. ».[1] Dans ces atmosphères d’altérité et de contradictions, dans ces espaces stériles en projections, sentir ce qui grandit en soi. Apprendre, ne rien comprendre, puis apprendre encore, toucher du doigt, comparer, perdre ses repères et peu à peu, très lentement, comprendre un peu…L’expérience substitue aux rêveries, aux représentations : être ailleurs incarne l’ici intime, le plus profondément présent, le plus inconsciemment proche. La Chine a un écho en moi en ce qu’elle dit du monde et de l’être : le livre des mutations, avec ses schémas complexes frôlant l’hermétisme, contient pourtant la résonance la plus juste de la destinée de chacun. Et nous renvoie à notre simple rôle de passant…

Quand je me retourne vers des événements passés, j’ai toujours l’impression d’avoir vécu une succession de mues, comme celles des serpents. J’ai laissé mes peaux mortes, vernis de visages éphémères sculptés par le temps, sur le bord des chemins, même si ce qui croît en réalité se trouve sans aucun doute tapi au plus abyssal de moi. J’ai relu mes carnets de Chine pour inspirer ce récit ; j’ai d’ailleurs cette tendance quand je veux retrouver une de mes mues, l’état de ma conscience d’alors, me replonger dans ces reliques gravant quelques pensées et sentiments du passé. Or, je n’y ai pratiquement rien trouvé de concret, ils étaient tous gribouillés de mots et de débuts de textes, de phrases solitaires, brèches de poèmes en construction, de notes éparses, de métaphores même sur les éléments les plus quotidiens : peu à peu, dans le temps, cela devient omniprésent, les pages sont inondées de mots, et certains sont restés là pendant que d’autres ont été combinés à de nouveaux élans scripturaux postérieurs pour former la majorité des textes de ce qui deviendra « A mille lieux de quoi ? ». Et tout cela, ensuite, tombe dans une sorte d’oubli, ce recueil artisanal est là, comme pour attester du passé, d’une expérience vécue ; parfois j’ai l’impression que les livres sont les tombes de la mémoire. Une fois écrits, on les enterre et on ne s’occupe que du présent, et, plus tard, on se mettra à s’intéresser à d’autres tombes à creuser quand de nouveau nous envahira cette impression que le temps nous échappe et qu’il faut le retenir un peu, pour ne pas oublier maintenant et pour se souvenir, plus tard… Mais à chaque fois que je retombe sur ces écrits, des morceaux isolés à Budapest, le récit du voyage (dés)oriental, les Nocturnes catalanes pour l’aimé, j’ai encore la sensation de voir ces mues. L’écriture ouvre un chemin chronologique autant que géographique que l’on remonte afin de se remémorer ce qui fut vécu et qui nous fûmes.

Je suis retournée dernièrement à Budapest où j’ai vécu deux ans. En mesurant tout ce que j’avais perdu depuis mon départ il y a cinq ans (en particulier la langue hongroise qui résonne de façon familière dans ma tête sans que je ne puisse plus la déchiffrer comme avant), je me suis demandé quel sens on pouvait donner à ces morceaux de vie qui s’emboîtent comme des poupées russes dans notre vie. Je vibrais à tous les échos, la musique du métro, la chaleur des Bains, le parfum du Danube et tous les souvenirs qui planaient au-dessus des rues, des places, des cafés…Je mesurais aussi le fil du temps en cherchant les clefs à des énigmes passées. J’imaginais rencontrer par hasard un homme que j’y avais aimé et qui ne savait rien d’autre que le hongrois : nous ne pourrions donc plus ni nous comprendre ni nous parler ? J’étais au bord de ce précipice creusé par la distance que l’on a mise entre soi-même et l’autre. Le vertige me remplissait de vide. Faut-il donc se résoudre à ne plus frapper aux portes que l’on a fermées ? Je pensais aussi à Borgès qui disait tristement que nous n’avons pas de vrais souvenirs : ce dont on se rappelle n’a aucun lien avec ce qui s’est passé au moment exact de l’événement mais n’est que l’image que l’on en a eu la dernière fois que l’on a rappelé à notre mémoire ce souvenir. Tout mue…Et encore une fois, l’écriture semble là pour sauvegarder quelques traces de ce temps insaisissable. Ma première réaction en rentrant de ce voyage a donc encore une fois été de me replonger dans les journaux que je noircissais à cette époque car je ne savais plus exactement ce que j’avais senti en quittant ce lieu aimé. Les effets de ce retour avaient inconsciemment métamorphosé mon rapport à l’histoire. Et alors, je me suis mise à imaginer ce que deviendra la Chine pour moi en la maintenant dans ce même rapport de distance et de présence souterraine…J’oublierai l’odeur des marchés, le goût des « yeux de dragon » et je n’aurai plus les tons chuintants du mandarin sur le bout de la langue…

Où est donc l’autre dans ce parcours si personnel qui lie le voyage à l’écriture ? Lui seul peut-être le sait et le découvre, dans les échos que l’expérience racontée lui renvoie, dans les pensées que cela lui inspire, dans la révolte que certaines prises de position peuvent provoquer. L’autre, c’est aussi cet écho des Veda devant lequel je me tiens, ce miroir déformant de ce que je crois être réel. C’est aussi moi, l’autre de François Cheng par exemple, quand je le lis et que je me reconnais. Mais le voyage, comme l’acte d’écrire, sont des expériences solitaires que l’on tente en vain de partager pour des raisons obscures : j’ai beau dévorer tous les récits de voyage, je n’ai jamais résolu l’énigme de cette faim-là…Que cherche t-on quand on lit l’expérience de l’autre ? Quand on écrit la sienne ? Pourtant, ni le voyage ni l’écriture n’auraient de raison d’être sans l’inspiration de cette altérité. Il y a de l’amour dans tout cela…Du désir, des inquiétudes, des doutes, des élans, de la fièvre parfois, un lien…une forme d’amour. Et si je me reconnais mieux en voyage, c’est peut-être aussi parce que j’y oublie les heurts quotidiens, le poids du présent aux questionnaires à choix multiples, la lassitude des contraintes et que ce chemin d’apprentissage, cette quête de l’autre donne un sens profond à l’amour, sans qu’il n’y ait de mots à cela ni de raison d’être. Il ne s’agit pas d’aimer un pays ou un peuple car si je sonde les sentiments que la Chine m’a inspirés, ils ne sont guère aveuglés par l’amour et des Chinois je préfère sans doute ceux qui ne le sont pas tout-à-fait, comme les Ouïghours, les Tibétains, les Dongs...Tout comme mon lien à la Hongrie ou aux Hongrois n’a rien à voir avec un sentiment qui frôlerait le masochisme puisque ce même peuple déteste le mien. Non…Le voyage – ou plus exactement l’expérience de cet ailleurs - ne déclenche pas un amour qui vise quelqu’un ou quelque chose en particulier. C’est un sentiment puissant et beaucoup moins identifiable, une source profonde qui jaillit de soi et que j’appelle amour car il ressemble à la fois à la paix et à la tempête, à quelque chose qui échappe à tout raisonnement mais qui forme sens. Les routes, les rails, les déroutes, les déraillements, rejoignent tous ce même épicentre : le séisme en soi que provoque cet amour – là.


[1] Olivier Germain-Thomas, La tentation des Indes.


photos : 1- vue sur les tulous dans un village du Fujian / 2- "Amour en cage" à Tai Shan / 3- Détails d´un toit en virgule inversée dans la cité interdite de Pékin / 4- à l´intérieur d´un tulou dans le Fujian / 5- jeune fille et cascade à Tai Shan.

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