lundi 18 février 2008

La Chine des routes et des rails : Circuler, se mouvoir


Un long trajet vers un grand pays aux serrures compliquées. Tout y rouille, sauf le ciel.
Paul Eluard.


Une fois une ville apprivoisée, il y a les voyages. Et, dans ces voyages, l’expérience troublante des autres villes, des autres régions et ce constat : malgré l’immensité, on reconnaît partout une ville chinoise. J’ai traversé le pays du nord-ouest (Xinjiang) jusqu’au sud-est (Guangdong), puis longé toute la côte est (du nord de Pékin au sud du Fujian), et vu l’île de Hainan (le petit « Hawaï chinois ») pour arriver à cette conclusion : au-delà de la diversité, il y a cette incroyable unité, presque inquiétante, et finalement assez déprimante vu son manque de beauté, de l’urbanisme chinois. Cette architecture de toc. Même au fin fond des vallées isolées du Fujian, là où vivent les Hakkas dans leurs superbes tulous
[1], je suis tombée nez-à-nez avec un de ces bâtiments « salle-de-bains » blanc et rose. Le kitsch absolu, la mauvais goût au cœur des séculaires rizières. Je cherchai une explication raisonnable à un tel affront en me tournant vers Tian Bao, m’assurant avant tout qu’il partageait mon dégoût : « Tu ne trouves pas ça horrible toi ? » - « Si si, c’est affreux », me rassura t-il, « mais tu sais pour beaucoup de Chinois, c’est plus solide que les vieilles maisons, c’est plus propre aussi ». J’imaginais en effet assez facilement le coup de karcher passé sur la surface lisse des petits carreaux. Quoiqu’ils ne doivent pas le faire si souvent puisque ma première impression en rentrant en France après un an d’absence, c’était que nos façades étaient si propres qu’elles semblaient avoir été soigneusement lavées à la main. « Il y a des Chinois à qui ça doit plaire » ajouta ensuite mon compagnon de route, confirmant ce que je redoutais. Mais pas tous heureusement…Son amie de Shanghai définira le quartier où elle habite comme « très laid » et son compagnon pékinois me dira lui aussi qu’il déplorait complètement ce type d’architecture. J’étais simplement exposée là encore à ce qui me déprime le plus en ce bas monde : la culture du mauvais goût (que j’ai pris l’habitude de surnommer aussi « la culture du nul »). Je ne pouvais reprocher aux descendants de Confucius de trouver beau ce qui représentait à mes yeux le summum de la laideur, sans penser à tout ce qui me sépare également de bon nombre de mes compatriotes en matière de goût : les pavillons moroses, les grandes surfaces, les émissions à la télé, les Mac Do…Ces écarts d’affinités ne me dérangeraient finalement pas si cette culture qu’on dit « de masse » ne me donnait l’impression de prendre le pouvoir et devenir franchement dominante. C’est peut-être d’ailleurs une certaine forme de beauté, une culture oubliée ou le monde de leurs songes que les voyageurs recherchent aussi éperdument – et avec beaucoup d’illusions - quand ils partent.

Routes, rails, roues…

C’est en tout cas ce que je désirais plus que tout trouver quand j’ai commencé à explorer la Chine dans tous les sens, en espérant ne pas avoir à entendre raisonner dans ma tête : « Circulez, il n’y a rien à voir ! ». Mais non : circulez, et vous verrez tout. Prendre le train en Chine est une expérience qui justifie à elle seule le voyage. Quand je pars, l’un de mes plus grands plaisirs est le trajet. Parfois, j’en viens même à croire que c’est peut-être le seul objectif de mes périples : être en mouvement. Car finalement, je ne prépare rien avant le départ, et en Chine je ne m’inquiétais même pas des lieux où j’allais dormir. J’ai évidemment des envies de déserts, de montagnes ou de visages à déchiffrer, mais rien n’est arrêté ni organisé. Je ne me forge aucune représentation car je sais que tout basculera vers une autre réalité et qu’il vaut mieux se laisser surprendre par des sensations vierges. Ce syndrome est d’ailleurs assez extrême car je me souviens que lorsque j’ai accepté le poste à Canton, je ne savais même pas où se trouvait cette ville sur la carte de Chine. Et bien que je sois finalement presque plus exigeante dans les destinations que je choisis pour mes départs à court terme, le voyage n’existe qu’à partir du moment où je mets mon sac sur le dos et prends la direction de la gare ou de l’aéroport. Sa respiration commence alors sur le rythme des rails ou dans l’envol qui m’aspire sur mon siège…
Il y a bien-sûr plusieurs façons de circuler dans ce vaste pays mais le train est le premier moyen de transport qui me vient à l’esprit et c’est celui qui, de loin, a gagné toute mon affection. Beaucoup de trajets ferroviaires durent trente à quarante heures et sont donc partie intégrante de l’aventure. Partager ainsi des kilomètres est une expérience de vie incomparable mais aussi une lente et profonde immersion dans le voyage lui-même. Au coeur de l’introspection de ce que l’on est en train de vivre, du temps qui se déroule, de l’espace que l’on traverse. La Chine que je donne à lire à travers ces lignes n’est pas seulement celle des rails, ni des routes, elle s’étire à toutes les expériences qui m’ont été données à vivre mais les pensées qui ont fécondé ce récit viennent de ce berceau-là. En revenant à Paris après mon premier séjour, je me rappelle avoir vu un documentaire magnifique réalisé par Ying Ning, Le chemin de fer de l’espoir, qui décrit l’exode de Chinois du Sichuan allant travailler dans les champs de coton du Xinjiang pour survivre. Tout le film se passe dans le train et chacun livre une partie de soi, de sa vie ou de sa conception du bonheur, tout en cadence sur les rails précaires du destin. J’étais seule à Beaubourg, dans une vaste salle obscure, et j’avais l’impression d’être là-bas, avec ces gens humbles, je vibrais entièrement à cette sensation de les avoir croisés dans les trains que j’avais pris, de les reconnaître, de les connaître.
Ce n’est pas si étonnant car le train est un monde en soi, un espace de vie que l’on partage avec des passagers qui deviennent presque familiers après plusieurs kilomètres. Il y a dans le voyage en train une métaphore de vie, un cycle cerclé par un début et une fin mais riche de ce hasard qui le remplira ; il y a aussi la nuit et le sommeil qui plongent tous ces compagnons de route dans une intimité soudaine, une façon de vivre ensemble, de dormir ensemble. Et le réseau ferroviaire chinois, avec ce sens pratique qui caractérise l’esprit mandarin, orchestre le rythme du jour et de la nuit de façon synchronisée. Toutes les lumières s’éteignent à vingt-deux heures et la musique se met en marche à sept heures du matin, pimpante et joyeuse pour accueillir le jour…J’ai compris plus tard ce que la voix féminine diffusée sur les haut-parleurs racontait à cette heure matinale : elle souhaitait à tous un agréable réveil en espérant que nous avions bien dormi et recommandait d’aérer les couchettes en ouvrant les fenêtres pour dissiper la chaleur diffuse de tous ces corps endormis, rappelait la présence d’eau chaude disponible pour nos thermos, insinuait discrètement d’aller se débarbouiller pour vivre de la manière la plus conviviale possible ce voyage commun, elle évoquait aussi le passage des chariots où nous pourrions acheter boissons et plats chauds ou soupes de nouilles en guise de petit-déjeuner et, enfin, elle nous souhaitait de poursuivre un agréable voyage…Ces bonnes intentions sont accompagnées d’un service de train que l’on peut qualifier d’efficace dans des wagons confortables. Bien qu’il soit lent, le train chinois n’a rien à envier à nos machines occidentales, souvent beaucoup moins propres et moins commodes pour y dormir. Les couchettes ne sont pas cloisonnées dans un compartiment fermé (ce qui est susceptible de provoquer claustrophobie et angoisse si les gens avec lesquels on le partage sont louches), mais donnent directement sur le couloir. De ce fait on accède aux couchettes du haut ou du milieu par une petite échelle externe ou des cales à chaque bord de lit. Dans le couloir, une série de petits tabourets rabattables se font face devant de petites tables, contre la vitre, ce qui permet de se poser là pour regarder le paysage, écrire, siroter le thé ou grignoter…On peut aussi s’asseoir tous sur la couchette du bas convertie durant le jour en siège collectif et partager notre conversation, nos vivres ou des jeux avec nos compagnons. En général, la « peau blanche » attire les curieux et j’ai rarement trouvé le temps long en train, tant il y avait de personnes qui venaient s’asseoir en face de moi pour « parler avec l’étrangère » : un homme qui voulait vérifier ses préjugés sur les Occidentaux et tout savoir de nos mœurs dites « libérées », des étudiants qui désiraient pratiquer leur anglais avec cette « French Lao Way »
[2], et des enfants curieux qui ne tarissaient pas en questions pour comparer notre pays avec le leur et allaient ensuite raconter à leurs parents les trouvailles de cette enquête palpitante…

Contrairement au train qui permet ces rencontres et ces échanges, il y a des transports qui isolent mais qui permettent d’apprivoiser une ville de façon presque surréaliste, comme la voiture, d’autres qui offrent des moments de vie et de dialogues éphémères comme le taxi et d’autres encore qui donnent la sensation de frôler la catastrophe comme la moto. Puis il y a ces vélos qu’on vous loue et qui déraillent tous les cent mètres, ces bus qui crèvent ou qui patinent dans la boue, ou encore ces chevaux et ces chameaux qui vous transportent vers des rêves d’enfance. Ces déclinaisons de verbes résonnent dans ma tête « marcher, parcourir, arpenter, errer, traîner, flâner, vagabonder, traverser, revenir, partir, galoper, cheminer… » puis, tout-à-coup, l’immobilité. Pourtant mon esprit continue à trotter ailleurs, à s’éclipser, à s’évader, à dérailler loin de la réalité. Et lorsqu’il retombe sur terre et s’intéresse à la cause de l’élan coupé, suspendu, lui reviennent en mémoire ces mots lus pendant un autre trajet : « Nous passerons des heures à ne rien faire. Si ! A attendre, ce qui est la principale activité du voyageur en Orient, et qui nécessite beaucoup de savoir-faire. ».
[3] Mais dans cette attente, se trouve tout le suspense de la rencontre probable, de la parole à élucider, d’une pensée à creuser. Le moment est plein, inspiré : c´est le présent progressif pris au pied de la lettre, syntaxe même du voyage : je suis en train de… vivre ce présent, ici, maintenant, ailleurs, là, à présent…

Foules.

Quand on est encore de l’autre côté du reflet de nos représentations, la Chine ce serait aussi la foule. Je l’ai connue une fois, véritablement, dans le quartier de Kowloon, à Hong-Kong. Nous sortions du métro avec une amie et la concentration de personnes était si dense qu’il n’était plus possible de choisir notre orientation, à droite, à gauche ou tout droit, non, nous n’étions plus que deux bouts de bambou flottants sur la houle compacte de cette marée humaine et nous n’avions plus qu’à suivre le courant en tâchant simplement de ne pas trop nous éloigner l’une de l’autre. J’ai le malheur d’être à la fois claustrophobe et agoraphobe et je me souviens alors l’effort de concentration et de respiration que cette épreuve m’a demandé pour garder mon calme. J’ai détourné tant bien que mal mon angoisse de la promiscuïté étouffante en riant de la situation avec mon amie qui vivait à Hong Kong car nous n’avions encore jamais usé de ce prétexte pour un retard « j’ai été prise dans la foule », comme on dirait « j’ai été prise dans les embouteillages ». Finalement, nous avons atterri sur une rive de trottoir sans trop savoir comment et retrouvé le marché de nuit qui nous amenait dans ce quartier. De façon sporadique et moins impressionnante, je me rappelle aussi la foule des gares car entre ceux qui viennent acheter un billet, ceux qui partent, ceux qui accompagnent et ceux qui dorment sur place avant un grand départ, avec des monceaux de valises et des gros sacs à carreaux rouges et blancs caractéristiques, le tout forme une concentration asphyxiante avec le même effet incessant de mouvements contradictoires, de vagues et courants, contre-courants et mal de mer (pourtant c’est bien de trains dont il s’agit…). À Chengdu, dans le Sichuan, en plein après-midi, je m’étais armée de courage pour aller acheter un billet pour le lendemain et, tel un mantra apaisant, je survivais à l’agglutinement humain dégoulinant de sueur en me répétant la phrase que je devais dire pour obtenir une couchette dure pour Guiyang, le plus important dans ce genre de situation étant de bien prononcer le nom de la ville – avec les bons tons – pour ne pas se retrouver à l’autre bout du pays. Il fallait donc à la fois hurler et articuler. Sans compter que durant cette période, l’épreuve de la gare ou de toute autre station de départ s’accompagnait d’un contrôle rigoureux de sa température pour prévenir l’invasion du SRAS et il m’est arrivé de passer entre les filets de cette mesure lors d’une première étape (au moment où l´on passe les bagages sur le tapis roulant) et de m’en réjouir jusqu’à ce que l’on ne manque pas de s’en apercevoir au moment le plus critique, c’est-à-dire quand ils ouvrent les grilles pour accéder au quai, ce moment si particulier où tout le monde se pousse et se bouscule comme si le train allait partir dans la seconde alors qu’il y a une marge de vingt minutes en général. Cependant l’hystérie m’avait gagnée ce jour-là car le fait d’avoir à remonter à contre-courant toute cette foule pour qu’on me mette un thermomètre dans l’oreille et revenir ensuite sur mes pas dans une lutte acharnée pour passer avait porté à son comble mon adrénaline. Mais à part dans ces moments-là, et aussi contradictoire que cela puisse paraître, la foule en Chine est plutôt une idée reçue et n’existe pas vraiment. En tout cas, ce n’est pas quelque chose qui frappe au quotidien ni qui empêche de circuler de façon récurrente. Elle est ponctuelle et localisée et il est très facile, dans la majeure partie des cas, de ne pas du tout la ressentir. Quand je vois le nombre impressionnant de passants certains samedis dans la rue Porta de l’Angel à Barcelone (pour la plupart des consommateurs, ce qui augmente d´autant plus mon aversion), j’ai beaucoup plus l’impression d’avoir affaire à une foule que dans n’importe quelle rue de Chine.

Passants…

Parmi ces anonymes que l’on croise au fil du hasard et des chemins, qui se trouvent là au même moment, sur cette place que l’on traverse ou cette rue que l’on arpente, je garde très précisément en mémoire trois personnes : un clochard du Guizhou et un père et son fils à Pékin, dans un état de misère eux aussi. Ils sont peut-être morts depuis et mon hommage ne leur sert à rien, mais ils m’ont plongée dans un tel état de bouleversement qu’il est difficile de taire leur souvenir. Les évoquer me questionne tout autant cependant car lorsque l´on se sent impuissant ou si misérable soi-même dans ce que l’on peut faire pour l’autre, on préfère presque garder pour soi ce sentiment violent et l’impact de cette rencontre dans notre conscience. Le premier, d’ailleurs, ne mendiait pas. J’avais la tête rivée vers le sol, sur un trottoir de Guiyang, cherchant un lieu pour dormir, fatiguée par les transports pris dans la journée et sans doute un peu triste puisque c’était la dernière étape avant le retour. Mon sac était lourd et les auberges indiquées ne correspondaient pas au budget de 25 yuans maximum que je réservais pour un toit ou alors elles n’admettaient pas d’étrangers. C’est dans cet état un peu exténué que je devais croiser quelqu’un qui avait beaucoup plus de raisons que moi d’être réellement au bout de ses forces. Au début je ne vis que les haillons de son pantalon. Parmi les jambes que je voyais sans les voir autour de moi, cette vision se détacha immédiatement de tout le reste. Mes yeux remontèrent vers le visage de cet homme, plutôt jeune et qui ressemblait à beaucoup de clochards que j’avais croisés dans le Guizhou, les cheveux très noirs, mi longs et hirsutes, la peau brune, et un corps qu’on devinait souple malgré la souffrance de la faim. Je savais que cette région comptait parmi les plus pauvres de Chine et que sa capitale, Guiyang, était réputée pour être « criminelle ». Ce ne doit pas être faux puisque c’est le seul endroit où je me suis fait suivre (par un autre mendiant) et où j’avais commencé à élaborer des stratégies pour me tirer d’affaire si l’agression avait lieu. J´avais fait en sorte de le semer dans des rues plus noires que l´encre qu´il devait beaucoup mieux connaître que moi. Paradoxalement, en y parvenant, je me sentais coupable : ma peur l´avait emporté sur sa rage, j´aurai dû l´aider, même si rien ne m´y encourageait et qu´il faisait erreur en me voyant comme un symbole de richesse…Et à travers lui, je regrettais de ne rien avoir pu faire non plus envers l’autre clochard en haillons que j’avais croisé quelques heures avant. Ceci dit, il aurait été bizarre de faire quoi que ce soit puisqu’il ne demandait rien, il passait là. Si sa vision m’obsédait ensuite, c’est parce que la pauvreté est une blessure de l’humanité qui nous jette dans le malaise car nous ne savons quels remèdes lui donner de façon immédiate et qu’une voix inconsciente, collective, nous dicte plutôt de se forger une carapace. Or, chaque fois que je croise un mendiant ou un fou, je ne peux m’empêcher d’imaginer quel enfant il fût et quels espoirs lui portèrent ses parents…En tant qu’étrangère, il faut également assumer que tout acte de secours sera forcément lu et interprété à travers le crible de la supériorité économique supposée avant d´apparaître comme un élan spontané d’humanité. Et le fait est que j’étais restée paralysée devant le premier clochard. Car en remontant les loques de son pantalon, mes yeux n’avaient pas pu se détourner de la nudité de cet homme qui exposait son sexe, non par provocation mais parce que des pans entiers de tissu manquaient à son vêtement. La misère avait dépouillé cet homme jusqu’à la pudeur. Cet extrême dénuement s’accompagnait pourtant de la force inébranlable de son intimité car cette vision restera ancrée en moi comme l’apparition du sexe d’un ange. Cette pensée est certainement tabou car il est difficile d´admettre des sentiments contradictoires face à l’inacceptable ; pourtant, je trahirais complètement ce souvenir si je ne reconnaissais pas la complexité de ce qui s’était passé : la fulgurance d’une vision où se superposaient la plus grande pauvreté et la beauté la plus pure.
L’autre rencontre a eu lieu à Pékin et m’a jetée dans le même désarroi. Un père portait à bout de bras son fils d’une dizaine d’années, épuisé, le soulevant de terre comme il pouvait, si maigre lui aussi et portant sur une épaule un sac qui devait contenir tout ce qui leur restait. Le garçon avait un pantalon fendu comme celui que portent les enfants pour faire leurs besoins et on voyait des plaies sur son corps dues au manque d’hygiène, une saleté épaisse, mais ce qui choquait le plus était de voir cette extrême faiblesse, cette fatigue incurable. Il ne pouvait plus marcher. Plusieurs passants ont semblé comme moi très affectés par cette scène et je remarquai leur émotion dans leur façon de donner quelques pièces en détournant aussitôt la tête. Encore une fois le même sentiment d’inutilité m’emplissait de honte et un seul geste ne semble rien, comparé au drame auquel on assiste. Au coin d’une rue il y avait des vendeurs de baozis, j’en ai donc profité pour en acheter quelques-uns après une attente péniblement longue qui me faisait craindre de ne plus retrouver le père et son fils, bien que la fébrilité de leur état rendît leur marche très lente. Je suis retournée en courant sur mes pas mais j’ai freiné mon rythme en les atteignant pour ne pas brusquer la rencontre ; quand j’ai présenté les baozis, le père a posé son fils à terre pour que je les lui donne et que celui-ci me remercie lui-même, en joignant ses deux mains et en inclinant la tête. Des larmes coulaient sur son visage et il répétait « Xie xie »
[4] plusieurs fois tandis que je restais interdite, sans savoir quoi dire, le regard capturé dans le sien, aucun mot ne console cela, j´avais envie d’un geste sur sa joue pour sécher ces larmes de misère et d’épuisement et je détestais mon rôle, le monde, la cruauté de la vie pour les plus démunis, mon état de voyageuse occidentale avec ses tourments existentiels quand, devant elle, il y avait la mort dans des yeux d’enfant. En les quittant, muette et en miettes à l´intérieur, je pensais à l’insensé et ne parvenais pas à m’enlever ce regard-là de la tête, je marchais le cœur serré, un immense sentiment de rage et d’impuissance m´inondait toute entière et me troublait la vue. Pourquoi secourir une personne en détresse n´a plus rien de spontané dans nos sociétés ? Comment en est-on tous arrivés à ce qu´il n´y ait quasiment plus que des recours administratifs ou des élans de dévotion pour combler ce manque d´humanité en chacun de nous ? Je haïssais ma réaction si pauvre, je haïssais le repas que je prendrai seule le soir, sans cet enfant et ce père affamés, je haïssais les processus onéreux et interminables qui réglementent les adoptions, rendant esclaves de leur destin les orphelins comme les parents, je haïssais cette convention de l´égoïsme programmé-sans-qu´on-ne-puisse-rien-y-faire. Prise au piège de cet immobilisme socialement codifié, je n’ai pu être rien d’autre qu’un témoin de plus de cette mort annoncée. Cet enfant n’est certainement plus de ce monde depuis et mes baozis n’y auront rien changé.
Dans le mouvement du voyage, il y a ces directions contraires, cette trajectoire qui nous porte vers la découverte et cette errance qui nous expose au luxe de nos déplacements désirés, choisis, le contraste violent entre ces routes rêvées et ces chemins du destin plein de ronces. Ce serait mal peindre la Chine que d´omettre ces milliers de laissés pour compte, les ouvriers de quatre sous dont la vie se résume aux murs de l´usine où ils fabriquent les jouets des gosses de riches ou aux vêtements bon marché qui feront l´orgueil des midinettes…ces paysans dont la terre est trop stérile et qui vont travailler sur des chantiers en ville, sans contrat et sans aucune garantie d´être payés…ou encore ces handicapés ou mineurs qui deviennent esclaves dans les régions les plus cruelles. J´ai lu un jour cette phrase : « Soyez passants » et j´ai appris plus tard qu´elle avait été prononcée par Jésus. Et passants, en effet, nous le sommes. Seules nos démarches nous distinguent. Seules nos destinations – qui maquillent en réalité nos destinées – nous séparent.





[1] Maisons-forteresses rondes, carrées ou rectangulaires, construites sous la dynastie Jin (265-314).
[2] Lao Way signifie littéralement « vieil étranger » et est le terme le plus souvent utilisé pour désigner tous ceux qui ne sont pas Chinois…
[3] Olivier Germain Thomas, La tentation des Indes.
[4] « merci »


Photos : 1. la muraille de Chine à Muntanyu, G.M / 2. circulation improbable à Nanjing, Nicolas Sabre / 3. pause au soleil et dans la brouette à Hangzhou, G,M / 4. conducteur insolite dans le Sichuan, N.S / 4.Inondations à Nanjing, N.S

dimanche 17 février 2008

Dessine moi un mouton...

...et une chèvre, et un agneau...et "Barbichette" qui chante sur le podium, et Noisette qui fait de l´esbroufe, et Caramel qui éternue et vous regarde de ses yeux clairs avec le nez mouillé, et Baboucka qui râle parce que vous avez encore kidnappé sa petite...Les animaux acquièrent un surnom dès lors qu´on identifie et reconnaît leur personnalité, qu´on ne peut plus les confondre...D´ailleurs, il y a encore deux-trois moutons qui ne sont pas nommés dans le petit troupeau devenu familier car leur caractère ne nous a pas encore sauté aux yeux...Pour le moment ils se contentent de "suivre comme des m... de Panurge" et du coup, rien ne les distingue vraiment des autres.
L´aviateur avait raison de dessiner au petit Prince une muselière pour le mouton afin qu´il ne mange pas sa fleur car il est vrai que ces coquins en sont friands - et non moins gourmandes sont les chèvres qui nous feront bientôt dire "Les amandiers en feu-fleurs" car elles raffolent de leurs pétales...Mais elles ne sont pas seulement champêtres et botaniques, elles sont aussi artistes et amatrices de poésie...Je l´ai remarqué hier tandis que je les menais paître et leur récitais Pierre de Marbeuf (pourtant les consonances de ce patronyme auraient pu leur faire craindre le pire...) : "Et la mer et l´amour ont l´amer en partage / car la mer est amère et l´amour est amer / L´on s´abîme en l´amour aussi bien qu´en la mer / car la mer et l´amour ne sont point sans orage" et je vis la petite Caramel qui s´approcha, grimpa trois marches de l´escalier où j´etais assise avec mon livre à la main, m´amusant des allitérations plutôt que du sens (ni mer ni amer autour de nous ne menaçait) et elle tendit son petit museau comme si elle voulait humer dans l´air les vers et les rimes...
Et ici, c´est la petite Jana que j´aime prendre dans mes bras pour sentir son odeur de lait entre le pelage noir et pour entendre le son de sa voix, lui faisant supporter le poids du proverbe "Qui aime bien châtie bien" car, si elle est en confiance, elle se rebiffe maintenant quand on l´attrape et préfère nettement tester l´élasticité de ses pattes à terre...
Cela n´a aucun rapport mais je songe qu´aujourd´hui, le Kosovo proclame son indépendance et malgré moi je tremble...je revois les mitraillettes, les lance-roquettes et autres armes aux noms qui sonnaient russe dans le triste musée de la triste histoire de Sarajevo et j´espère que ce jour n´ouvrira pas le feu à de nouvelles représailles...La rage médiévale des hommes est si prompte à se réveiller et la possessivité politique une telle obsession que je ne dormirai pas sur mes deux oreilles tant que les terres balkaniques riment avec "panique" quand elles reprennent leurs droits et dessinent leurs frontières.
En attendant, repartons pour la Chine, il est temps que le deuxième chapitre succède au premier...

dimanche 3 février 2008

La Chine des rails et déroute : les villes





Dans la vie il n´y a pas de mesure
Gao Xinjiang


Urbanisme et coins de verdure.

Le premier contact d’un étranger avec la Chine sera la ville, à moins que son vol ne s’écrase dans le désert du Taklamakan ou dans le gouffre des Trois Gorges, ce qui, heureusement ne se produit pas tous les jours. Personnellement j’ai pensé à cette éventualité quand la compagnie russe qui se donne des airs de flotte aérienne se mit à tanguer dans les airs et que la carlingue trembla de toute sa vieille carcasse vieillotte en laissant présager un naufrage. Mais je ne me sentais pas si perdue car le bleu marine des sièges en skaï marié au orange vif des petits appui-tête qui les surmontent me rappelait une bouée de secours. Je dois d’ailleurs reconnaître un mérite à cette compagnie, celle de donner une impérieuse envie à ses passagers d’écouter très attentivement, pour une fois, les explications des stewards et des hôtesses au moment du décollage.
Tant bien que mal donc, et parfois bien imbibé de vodka bon marché (les Russes font honneur à leur légende, même en vol), l’étranger arrive en ville. Et quand on arrive en ville…chinoise, le refrain commence à dérailler et on pense à tous ceux qui vous disent que vous allez « à l’autre bout du monde » alors qu’il serait plus juste de parler de « l’autre bout de la dimension ». Ou des dimensions…Pour commencer, la ville est dans une sorte de « 3 D » multipliée à l’infini. Finies les voies urbaines sages et ennuyeuses de l’Europe où la seule fantaisie est de les prendre en contresens ou de tourner en rond sur les rond-point. Ici on joue du relief avec des bretelles, on confond les points cardinaux à chaque option de route, on superpose tout, les rues comme les éléments sur les véhicules. On oublie souvent qu’il y avait un simple vélo sous l’énorme charge de cartons ou de polystyrène qui rivalise de hauteur avec un poids lourd et se déplace comme par magie. Le plus troublant en effet, c’est que tout fonctionne et s’agence comme par enchantement alors qu’à nos yeux ces situations nous semblent à chaque fois vraiment limites. Sans-doute est-ce nous qui sommes limités dans notre imagination face à l’incroyable pouvoir de la ville à orchestrer le chaos. En regardant passer des couples sur des motos qui coincent entre eux leur(s) bambin(s), tous sans casque, en voyant les bus bondés, les camions où s’entassent des ouvriers venus de provinces lointaines, les taxis rouge fatigué, les voitures clinquantes et coûteuses, les vélos prolongés de remorques…je me suis souvent sentie immerger par cette impression du nombre, non pas par rapport à la quantité mais par rapport au mouvement permanent, à cette réalité écrasante, à cette valse de vie. C’est cette première image, le mouvement dans la ville, qui me renvoie exactement à ma première impression de Chine : ce pays est un monde dans le monde, un monde à elle seule, tout le reste étant rejeté dans les fissures du globe, dans des recoins obscurs : l’Empire du Milieu fait glisser toutes les frontières de l’altérité sur les pentes des « border line », une marginalité aplatie, terrassée, écrasée au rouleau compresseur. Auparavant, ces frontières étaient si fermées que les Chinois n’avaient pas besoin des autres, se suffisaient à eux-mêmes. Je me suis surprise plus d’une fois à me dire : « Et si tout le reste avait disparu ? ». L’éventualité était plausible, car j’avais l’impression de pouvoir traverser des kilomètres et des kilomètres en ne voyant plus autre chose que ce monde. Absorbée dans son vortex…Mais maintenant ce géant s’impose sur la scène internationale et déploie ses forces de titan ; nous n’avons plus qu’à bien nous tenir car la Chine domine et recouvrira de son ombre nos vieilles cultures fatiguées et imposera ce mouvement fascinant que j’observe au cœur des villes…pour le meilleur et pour le pire.

Dans une ville chinoise, je suis avant tout stupéfaite par la laideur. Je ne comprends pas comment les Chinois, qui ont pourtant une tradition architecturale sublime, ont pu se laisser envahir par un urbanisme aussi affreux. Parallèlement, ils continuent à exceller dans l’art des jardins et des parcs. Les sculptures de plantes et d’arbustes qui ornent le bord des routes, les banians qui offrent leur nonchalance et leur ombre aux trottoirs rattrapent souvent le désastre. Bien-sûr tout n’est pas laid partout, c’est un panorama généraliste. Pékin a des quartiers troublants de beauté, Shanghaï est une séductrice qui déploie ses charmes - surtout la nuit avec ses tours étincelantes, ses maisons de bois intriguantes, ses rues jetées dans une pénombre diffuse. Mais quand on n’est pas sous les projecteurs internationaux ni dans les circuits touristiques classiques, on n’a rarement la chance de maquiller la réalité. J’ai donc souvent interrogé les Chinois sur l’impression que leur laissait leurs villes. Les remarques variaient beaucoup et dépendaient évidemment des éléments de comparaison qu’ils avaient. A Canton, quand je déplorais de voir de vieux quartiers rasés, mes étudiants ne comprenaient pas du tout ma réaction et invoquaient le fait que ces maisons étaient vétustes et dangereuses. Il était plus simple de les éliminer que de les réhabiliter et, du reste, cette architecture ne semblait soulever aucune passion chez eux : c’était ancien, donc bon à jeter et oublier. L’avenir, c’est la modernité. Les vestiges bien conservés que l’on peut admirer dans certaines villes sont devenus des parcs d’attraction pour touristes : Pingyao dans le Shanxi ou Lijiang dans le Yunnan par exemple. On les traverse comme un songe. Leur réalité est irréelle. Notre goût du patrimoine est ringard ou pèse trop lourd sur la conscience. Je l’ai réalisé quand Tian Bao est venu me voir à Barcelone. Après quelques jours de visite, il me confia ces paroles qui ont résonné longtemps dans mon esprit ensuite : il se demandait comment nous pouvions vivre dans ces rues chargées de patrimoine, habiter ces bâtiments aux pierres du passé sans nous sentir assommés par autant d’histoire. Un peu comme si nous vivions dans des lieux encore hantés par les esprits de jadis, de tout ce qui a forgé le visage de nos villes, les histoires, les intrigues, la patine du temps, un lien si fort qu’il nous enchaîne à notre long passé. Cela m’a rappelé une amie suédoise qui était fascinée par une maison du Moyen âge qu’habitait des amis français. C’était inconcevable pour elle car l’histoire de son pays ne l’avait pas habituée à de telles plongées à travers les siècles mais elle trouvait cela féerique alors que mon ami chinois semblait au contraire terrorisé par cette fidélité à nos vieilles pierres.
Je me suis rendu compte d’ailleurs plus d’une fois que nous y sommes effectivement particulièrement attachés : elles sont l’image même de ma nostalgie lorsque celle-ci m’attrape sans crier gare après quelques mois dans un pays. Dans les pays de l’est, le baroque me laissait plutôt de marbre au bout d’un certain temps. Je rêvais d’églises romanes dans un paysage bucolique. En Chine je traquais les campagnes pour la même raison : de l’herbe et des pierres. Les châteaux, les remparts, les églises ou une simple maison de pierre aux volets pourpre me parlent de montagne, de vacances et d’enfance. Je ne pouvais donc pas répondre à mon ami chinois autrement qu’en lui disant que, loin de nous étouffer, ce patrimoine faisait écho à un monde affectif qui nous manquait quand nous en étions privés trop longtemps. Sa réflexion m’a renvoyée à ma quête désespérée pendant mon premier séjour d’un an en Chine, lorsque je me mis à « traquer de la pierre ». Ce n’est qu’au bout de six mois, pendant la Fête du printemps (c’est-à-dire en février, selon la logique du calendrier lunaire), que j’ai enfin trouvé des maisons de pierre ; c’était à la montagne dans le Yunnan, et cela m’avait terrassée de bonheur. Ma nostalgie des pierres est toujours associée à celle de la nature. Je me souviens qu’à ce moment – là, je désespérais de trouver ne serait-ce qu’un chemin de campagne qui ne soit pas dallé et dompté par la main de l’homme : en Chine la majeure partie des montagnes sont en effet « civilisées » et dessinées pour que l’homme y marche sans déraper. On y construit des escaliers interminables et la voie est tracée, il suffit de suivre les chemins de grès et les marches. Dur d’y percevoir la voie taoïste qui fonctionnerait plutôt par le biais et le détour…Un jour que je demandais à Ma Yang (mon amie et colocataire à Canton), de m’aider à m’exprimer correctement pour m’extirper de la ville et quémander un bout de nature dans le sud du Guangdong, elle me tendit un papier où elle avait écrit trois mots : je reconnus un caractère : « Shan » = montagne. Je lui demandai ce que signifiait les deux autres. Elle m’expliqua le plus sérieusement du monde que c’était « arbre » et « eau » et qu’avec ces trois mots les gens pourront comprendre ce que je cherchais. Je restai sceptique et en effet les premières indications que me valut ce petit « passeport pour les champs » confirmèrent mes doutes : on m’envoya dans un parc. Les parcs sont des endroits superbes en Chine mais ce n’était pas ce que je voulais. Je finis par mimer. Ce n’est pas si facile de mimer le vent dans les feuilles, l’éclosion d’un bourgeon, les sinueuses courbes des sentiers des sous-bois, l’émotion du silence, ou la sensuelle odeur de terre après la pluie…On me comprit peu d’ailleurs. Sûrs de satisfaire mes besoins, on m’expédia à l’orée d’un lac majestueux et de monts verdoyants, mais tout était balisé, le lacet asphalté autour de l’eau ressemblait à la promenade des anglais et il y avait un grand restaurant clinquant derrière moi qui aguichait les chalands : en somme, rien de sauvage, ma quête était vaine. Le seul chemin que je finis par trouver ressemblait plutôt à une piste tracée par un bulldozer et menait à un golf. Je rentrai bredouille à Canton.
Suite à cet épisode décevant, le petit papier « montagne – arbre - eau » froissé dans ma poche, j´ai traversé une période quasi hallucinatoire cernée d´angoisse, me persuadant que si on ne comprenait pas du tout ce que je cherchais, c’était peut-être parce que plus personne ici ne savait ce que c´était et que cela n’existait même plus : l’urbanisme était devenu la seule réalité. Feu le patrimoine, feu la nature ! Je regardais avec consternation les images d´immeubles-salles-de-bains clinquants neufs qui défilaient sur le petit écran à chaque météo : le présentateur se contentait de parler globalement de la situation climatique dans l´immense pays et puis, comme des millions de spectateurs attendaient de savoir quel temps il ferait chez eux, une voix cédait la place à l´homme et commentait ville par ville, province par province, l´état du thermomètre sur fond de diaporama urbain ; ça durait tellement longtemps que j´avais tout le loisir de penser : « s´ils ne montrent jamais de prairies ni de temples ni même de limpides rivières, c´est qu´il n´y en a plus, tout est ravagé, l´esthétique du peuple se résume à ces horreurs… ». Heureusement que je partageais mon appartement avec une Chinoise pour me sortir de ma torpeur et calmer ma déraison. Ma Yang me confirma que je n’étais pas à proprement parler dans la région la plus rurale mais me rassura en me disant que je trouverai ces paysages en prenant des trains et des bus pour rejoindre ces espaces encore sauvages. Elle me mit en garde contre les montagnes sacrées foulées par des pèlerins de touristes qui n’hésitaient pas à user de chaises à porteur et me parla aussi des parcs naturels qui facturaient leurs entrées assez cher. Mais il y aurait aussi des déserts, des rizières, des villages de minorités pas encore pris d´assaut et toutes ces régions qui étaient jusqu´alors interdites aux étrangers…Je soupirais, presque consolée et me fit à l´idée qu´avant de retrouver « montagne, arbre, eau », je devais donc aiguiser mon regard autour de la première réalité tangible, qui constituait aussi tout mon quotidien : le monde urbain. C’est ce qui m’avait d´ailleurs été donné à observer, dès mon premier matin en Chine, lorsque du haut des 18 étages de l’appartement où m’accueillait mon hôte, je regardais la ville, ou plutôt une infime partie de la ville, en buvant un thé debout, seule, et en me murmurant : « Nous y voilà ».

« La gueule d´atmosphère » des villes.

A quoi ressemble une ville chinoise donc ? Ce qui surprend à première vue ce sont les immeubles. Les bâtiments les plus courants sont recouverts de carreaux de salle de bains (on dit peut-être céramique mais ça me semble peu approprié, trop noble). Les blancs s’associent souvent aux roses et se combineront avec des fenêtres teintées vertes. Parfois elles sont bleues (quand le bâtiment est uniquement blanc ou blanc à petits pois gris). Aux fenêtres il y a des barreaux, par peur des voleurs : les balcons ressemblent à des cages à oiseaux. On y voit suspendu le linge de la famille, sur des perches qui se fixent facilement entre toutes ces barres. On craint les cambriolages jusqu’à des étages très élevés : c’est que les Chinois sont souples…Cependant, à Hangzhou et dans quelques autres villes, ils commencent à se sentir moins en danger et enlèvent les barreaux : « Hangzhou est une ville sûre dont les habitants sont très éduqués » nous affirme Gao Ming Ming, une jeune femme chinoise que nous avons rencontrée l’été dernier là-bas…Il y a aussi des petits bâtiments en béton, dont certains avec les escaliers à l’extérieur ; ceux-ci rappellent parfois nos barres HLM mais ne sont pas tagués et n’ont pas de cave douteuse…On y croisera éventuellement des rats mais pas de délinquants. D’autres sont en construction, cachés par des échafaudages en bambou qui leur donnent un brin d’humanité…Quand ils donnent pignon sur rue où circulent voitures et bus, ce sont souvent des bâtiments dont le rez-de-chaussée est un local commercial (magasin, banque, boutique de thé, cybercafé…) et dans ce cas, au-dessus de leurs enseignes, il y a toute une série de panneaux publicitaires qui ne laissent pas le regard vaquer au-delà du monde de la consommation. Quand le bâtiment est immense, la publicité l’est aussi : le plus flagrant se trouve dans les mégalopoles comme Hong-Kong ou Shanghai où vous ne pouvez détourner les yeux de la dernière marque encensée qui vous écrase de ses proportions mégalomanes. Et plus c’est grand, moins c’est terne : cela clignote de partout et, malgré vous, votre regard est aimanté.
Mais ce qui me fascinait le plus des immeubles en ville, quand j’observais le dessin urbanistique depuis les taxis qui m’emmenaient de part et d’autre de l’immensité, c’est que j’avais l’impression qu’ils étaient posés n’importe où. Comme nous circulions sur les bretelles en trois dimensions, les points de vue variaient et les contre-plongées offraient les visions les plus absurdes : au milieu de terrains vagues ou de zones en construction – ou en destruction, cela dépendait, des bâtiments surgissaient de nulle part, et le linge qui pendait sur leurs balcons signifiait qu’ils étaient bel et bien habités. Ils étaient le plus juste reflet de ce qu’est la Chine en ce moment : le plus vaste chantier du monde. Il y a toujours en effet des travaux dans la rue et j’ai traversé des villes où j’avais l’impression d’être un ouvrier dont il manquerait le casque. J’ai aussi failli tomber dans des trous par mégarde la nuit, ce qui n’a malheureusement pas échappé à mon amie Cath qui s’est esquinté le dos et ouvert la lèvre à cause d’un dérapage de ce type. Une fois finis, les trottoirs ont une certaine classe, rose, gris ou vert, avec des dessins subtils. Je me suis rendu compte lors de mon dernier voyage que je les reconnaissais, ce qui m’a laissée perplexe : on n’a pas toujours conscience, en effet, de garder en mémoire les trottoirs des villes d’un pays du monde. Pourtant, inconsciemment, mon esprit sait différencier un trottoir chinois d’un trottoir hongrois, parisien, lisboète ou barcelonais. C’est d’autant plus surprenant que j’ai toujours l’impression d’avoir le nez en l’air quand je marche dans la rue, et non pas rivé vers le sol…Mais en Chine, donc, il est si facile de se laisser absorber par les entrailles de la ville qu’un œil doit toujours contrôler le dérapage potentiel.

Quant à l’organisation de l’espace urbain, les commerces se regroupent par zones, ce qui n’a rien de surprenant, sauf qu’avec ces dimensions extensibles, cela se remarque plus que nulle part ailleurs. On peut s’orienter par produits vendus : le quartier des boulons, celui des tissus, l’autre des pièces de rechange informatique, ou encore celui des scorpions et ailes de requin. A Hong Kong je me souviens parcourir en tramway des rues dont l’odeur de poisson séché me piquait le nez tant il envahissait tout l’espace. Et tous les étalages de médecine chinoise fascinaient autant les yeux qu’ils chatouillaient les narines. Ces séries de petits magasins – ateliers qui vendent la même chose donnent la même impression d’abondance. C’est la répétition qui finit par créer l’excès : cela a beau paraître disproportionné, ce n’en est pas moins complètement proportionnel au nombre potentiel de consommateurs. Même s’ils ne sont pas tous à se ruer là à ce moment précis, on ne peut oublier qu’ils existent et que l’infiniment petit (la vis par exemple ou le boulon), en se multipliant, représente l’infiniment grand. Malgré ces repères géographiques, il est excessivement facile de se perdre. En arpentant ainsi des quartiers, guidée par la simple curiosité de découvrir leur enchaînement, je me suis lancée dans de véritables treks urbains qui ont eu raison plus d’une fois de mon sens de l’orientation. Happée par ce que je voyais et allant d’un lieu à un autre, j’avais complètement oublié à quel moment j’avais tourné, dans quel sens, et rien dans ces villes ne permet de se positionner pour retrouver au moins un semblant de direction. C’est trop vaste pour que les balises soient sûres, en général quand vous croyez reconnaître par exemple une pagode ou une antenne de télévision qui vous servaient de repères, c’est un mirage car il ne s’agit pas du tout de la même pagode ni de la même antenne de télévision. Seul un taxi pouvait me sauver de la situation et me ramener dans des endroits familiers. Je devenais alors très attentive à son parcours afin de récupérer quelques indices : c’était souvent peine perdue, je ne reconnaissais rien.
Les grandes artères sont souvent les seules lignes droites qui sont faciles à retrouver mais sont celles qui procurent les plus grands maux de tête. Il est rare de traverser une de ces rues par un passage piéton, en général il y a des passerelles ou des souterrains qui vous laissent sentir tout le mouvement grouillant des voitures. Par contre, quand on s’enfonce dans les rues plus tortueuses et étriquées des quartiers, l’ambiance n’est en rien étouffante. A chaque coin de rue l’atmosphère est pleine, distrayante, presque villageoise. Les gens y étalent par terre, sur un tissu, des légumes et des fruits à vendre, un vélo – «fleuriste » propose sur son porte-bagage des plantes, on dîne en terrasse sur de petits tabourets en plastique face à de larges tables rondes où tournent les multiples plats sur un plateau de verre. Dans un petit parc, des hommes âgés font des calligraphies à l’eau avec d’énormes pinceaux dont la pointe est en mousse et comparent à voix haute les productions de chacun. D’autres sont sur les barres de gymnastique tandis que les plus concentrés font des mouvements de tai qi. Sur une table, un groupe joue au ma-jong, entourés d’une multitude d’amis ou de curieux qui commentent la partie en encourageant les joueurs. Ailleurs, un boui-boui déborde dans la rue tant sont nombreux les spectateurs qui se plantent devant la télé qui diffuse une série populaire se passant au temps des Ming. Le petit écran est également présent dans toutes les boutiques : cela maintient éveillé mais si le vendeur est vraiment trop fatigué, il n’hésitera pas à dormir vaille que vaille, la tête enfouie entre ses bras repliés sur le comptoir.
Contrairement à notre dichotomie habituelle, « ville = lieu des apparences et de la bienséance » et « campagne = espace de liberté et de droit à une certaine négligence vestimentaire », les Chinois ne font pas plus de manière au fin fond d’un village de montagne que dans les plus grandes mégalopoles. Il n’est pas rare de croiser quelqu’un dans un supermarché et de se dire : « J’ai l’impression qu’il y a quelque chose de bizarre mais je ne vois pas quoi… », avant de réaliser que ce qui cloche, c’est que cette personne est en pyjama. Circuler entre les rayons en tongs et en tenue aux motifs de nounours jaunes ou de petits poussins roses, c’est résolument fengshui. J’adore cette décontraction des Chinois, même si je n’ai jamais osé les imiter. Ceci dit, ce n’est pas étonnant puisque je n’ai pas de pyjama. Mais quand-même, je pense que j’aurais vraiment eu l’impression de me retrouver au cœur de ces rêves que l’on fait de façon récurrente : sortir sans être tout-à-fait habillé, ou aller dans un lieu public en réalisant qu’on est encore en chaussons. Notre honte est donc purement culturelle. Ici, personne n’aurait fait attention à cela. Quand vient l’été et les grosses chaleurs, les hommes retroussent sans vergogne leurs pantalons et nouent au-dessus du ventre leurs chemises, voire les quittent. Les enfants, avec leurs petits pantalons fendus, se promènent les fesses à l’air et les bébés se contentent parfois d’un petit tablier. Ce n’est pas un manque de pudeur (car celle-ci existe), mais c’est un naturel désarmant : contrairement aux Occidentaux qui circulent avec une sorte de rétroviseur dans lequel ils regardent constamment leur reflet, les Chinois vivent, respirent et marchent sans faux-semblant. Chacun semble à l’aise : dans la rue on est comme à la maison. Et la ville est ce théâtre de vie, d’animation, de mouvement. Ce morceau de « monde dans le monde ».




photo 1 : Shanghaï, le bund - GM / photo 2 : Superposition de bretelles à Nanjing - Nicolas Sabre / photo 3 : rue du Shanghaï plus traditionnel - GM / photo 4 : rue du vieux Hangzhou - GM / photo 5 : urbanisme à Shanghaï - GM / photo 6 : constructions permanentes, Nanjing - N.S / photo 7 : vieille rue de Changting, Fujian

Des yeux complices de Chine

Si je vous présente aujour´hui Cath et Nico, c´est afin que vous mettiez des visages (certes un peu caché pour l´un sous une peau de bête !) sur ceux qui ont partagé avec moi la Chine et qui me prêtent généreusement leurs photos pour illustrer La Chine des rails et déroute : la plupart de celles-ci appartiennent à Nico, oeil attentif et excellent photographe à mon goût, qui, s´il n´était pas en Chine en même temps que nous en 2002-2003, y voyageait malgré tout (et peut-être malgré lui) car Cath l´y avait immanquablement emporté avec elle...Et du coup, quand je le rencontrai l´année suivante, il me semblait déjà le connaître depuis longtemps...Et "wo de jie jie" Cath ("ma grande soeur" chinoise) qui a traversé avec moi les diverses épreuves de cette année mémorable au sud de l´Empire du Milieu : le SRAS, un travail harassant et absurde très loin de nos aspirations pédagogiques, une équipe pathétique, la pollution de Canton...mais avec qui j´ai sillonné de nombreuses routes chinoises, partagé de multiples conversations, d´innombrables rires et de longues réflexions...Hommage à eux donc qui maintenant cultivent leur jardin - et leur sagesse - au milieu des pruniers du Gers...!
Et en avant donc pour la publication ici, finalement, des chapitres du dernier récit chinois. Autant l´avouer tout-de-suite : moi je ne suis pas très contente du résultat final de cet écrit. Mais tant pis, je le jette donc à la fosse aux lions / aux lecteurs pardon, qui, eux seuls ont le droit d´apprécier ou de mépriser ce qu´ils lisent !

Mantra tibétain pour la nature


Voici deux images symboliques concernant notre persevérance militante auprès de la Plateforme "Salvem Montserrat" : une tuile peinte pour inviter les promeneurs à poser une pierre devant l´olivier, à la manière des Tibétains qui amoncellent ainsi des petits tas de cailloux ou encore des flèches et drapeaux de prières pour protéger l´esprit d´une montagne, d´une vallée ou de tout autre lieu sacré. Cet olivier n´est pas non plus n´importe quel arbre : le 13 janvier, il y eut en effet un acte de présentation de la plateforme à Collbato et, en signe de protestation contre l´obstination du gouvernement à transformer un espace naturel en zone industrielle, nous avons "planté" cet olivier devant les portes de la mairie. Si vous êtes curieux, jetez un coup d´oeil à YouTube (tapez "Salvem Montserrat" et vous verrez diverses vidéos, dont une qui s´appelle "les oliveres de Montserrat" qui retrace cet acte). Quelques jours après, nous avons bien-sûr été planté l´olivier sur le terrain menacé et la semaine dernière j´ai préparé ce petit autel spirituel...Les deux caractères tibétains, tracés de façon malhabile, signifient "Essence naturelle" et "Pierre"...Si le Dalaï Lama passait par là (on ne sait jamais !), il m´offrirait certainement un cours de calligraphie !

La deuxième image symbolique, c´est notre petit agneau "Montserrat" qui grandit bien...Comme il est né le même week-end que cet acte, il est devenu la mascotte de la plateforme, le petit mouton noir du village. Et pour unir les forces du yin et du yang, depuis la semaine dernière, il a une petite soeur, "Jana", déjà très maline...Elle aura bientôt sa photo sur L´arbre...

Quoi qu´il en soit, si nous avons recours aux symboles, c´est bien parce que les signes d´amélioration sont difficiles et longs à obtenir, 680 petits votes locaux justifient l´entêtement municipal et presque 73000 signatures contre le projet ne font pas encore le poids pour freiner la spéculation industrielle. Alors, quitte à me répéter, n´hésitez pas à diffuser autour de vous le lien vers le site pour que les gens signent : http://www.salvemmontserrat.org/ ...