vendredi 24 octobre 2008

La Chine... : le bonheur ?


LE BONHEUR ?

J’étais furieux de n’avoir pas de souliers ; alors j’ai rencontré un homme qui n’avait pas de pieds et je me suis trouvé content de mon sort.

Maxime chinoise

On associe souvent le bonheur en Occident à une quête relativement nouvelle liée à l’expression de l’individu, le « moi » conscient de ses désirs…Loin des valeurs anciennes et trop judéo-chrétiennes exaltant le devoir ou le sacrifice, le bonheur flirte avec l´envie de posséder, de profiter ou d’accéder facilement à des choses qui tapissent les rêves de chacun : l´hédonisme n´est plus philosophique mais un pur produit créé par la société de consommation et de loisirs qui perd de vue l’être au profit de l’avoir. Pourtant, il est si impropre à nous combler sous cette forme, qu’une petite voix nous murmure qu’il faudrait sans-doute le chercher ailleurs…

Le bonheur à la chinoise…

Nous avions parlé du bonheur avec Tian Bao quand il était venu à Barcelone. Il me disait qu’il regrettait cette sorte d’état de grâce dans lequel il percevait ses parents et qui échappait à sa génération. « Ce qui m’inquiète », expliquait-il, « c’est que nous sommes devenus inaptes au bonheur. Nous voulons trop et nous sommes du coup perpétuellement insatisfaits. Quand je pense à mes parents, je me rends compte qu’il sont heureux : ils invitent des amis à la maison et ils rient ensemble, mon père se réjouit pour des choses simples comme aller chercher de l’eau en haut de la montagne. Je ne les entends jamais se plaindre ». Ces commentaires me rappelaient ceux d’une autre collègue chinoise. Invitée dans sa famille, ils m’avaient emmenée assister au fameux spectacle de jets d’eau de la ville (sur une grande place, tous les soirs à 20 heures, la fontaine se transformait en noyau de rencontre et d’ébahissement général avec une chorégraphie colorée de fontaines sur fond musical). Je culpabilisais car je commençais rapidement à m’ennuyer tandis que mon amie me regardait avec un large sourire, puis regardait ses parents…Plus tard, nous étions dans une sorte de fast food occidentalo-chinois où je trouvais la nourriture tristement américaine mais le décor amusant car les chaises étaient des balançoires. La mère de ma collègue se laissait porter par le mouvement joyeusement, tournait sur elle-même : « Je crois que ma maman est vraiment heureuse », me dit-elle de façon enfantine. « Mes parents et mes grands-parents ont vécu durement et maintenant ils sont contents de ce qu’ils ont, même si ce n’est pas beaucoup… ». Le bonheur pour eux ne semblait donc pas être quelque chose en plus mais l’absence de douleur ou de difficulté. Ces gens humbles avaient intériorisé, sans doute sans le savoir, cette notion bouddhiste d’absence de désirs qui entraîne l’absence de besoins et, par conséquent, de souffrance. Voilà un beau raté du communisme athée…

Mais il y a aussi des codes. Ou, plus exactement, des conceptions que l’on formule, selon le contexte. Pour un paysan du nord, le bonheur c’est : « 30 mu (deux hectares) de champs, une vache, une femme et des enfants sur le kàng » (le kàng est le lit traditionnel des fermes où toute la famille dormait ensemble, au-dessus du foyer de braises). Pour un citadin, ce sera plutôt les cinq « zi » : fangzhi, qizi, haizi, piaozi et shezi, c’est-à-dire : une maison, une femme, un enfant, de l’argent, une voiture. Dans la version rurale, mentionner le kàng donne à cette énumération de l’avoir un peu plus d’âme : il y a cette unité, cette chaleur sociale autour de l’espace intime.

Pendant mon voyage, je glanais alors des informations sur la conception du bonheur de chacun. On me mentionnait souvent en riant les fameux « cinq zi », on y ajoutait fréquemment la santé, et parfois un frère ou une sœur pour ceux de la génération de l’enfant unique…La cousine de Tian Bao, jeune mariée de vingt-deux ans, eut cette jolie réponse, enfin liée à l’être : « rester joyeux ». J’avais envie de lui citer Confucius pour qu’elle garde en elle cette humble valeur : « La joie est en tout, il faut savoir l’extraire ». Un soir où nous étions près de la mer à Chong’wu[1] avec Tian Bao et Cath, nous nous posions cette question sans chercher d’autres interlocuteurs que nous-mêmes et restions finalement assez perplexes. Soit que nos aspirations étaient finalement loin des choix immédiats que nous avions fait, soit que la question creusait au fond de nous-mêmes des contradictions que nous ne savions résoudre. Catherine rêvait d’un jardin à cultiver à la campagne et pensait à l’installation paradoxale qui l’attendait au cœur d’une mégalopole chinoise…Tian Bao savait aussi que ses désirs devraient trouver un terrain commun avec les vœux de ses parents ou de son entourage car s’affranchir de l’accord et du regard de l’autre est un acte courageux mais qui, inconsciemment, va à contresens d´une certaine paix intérieure – le bonheur individuel ne pouvant faire l´économie du bonheur « collectif ». Or, s’il désire devenir père, le mariage n´a pas vraiment de sens pour lui, ce qui se pose d’ores et déjà comme une pomme de discorde potentielle avec sa famille…Ou, plus probablement, avec lui-même car il se pliera sans doute à la coutume mais en ayant plus qu’un autre la conscience de la distance qui oppose son être à sa culture. J’ai écrit quelques lignes le soir de cette conversation en posant cette question « le bonheur pour moi ?… », et on sent que la mine de mon crayon est restée longtemps suspendue au-dessus de mon carnet…Je m’efforce à continuer cependant et on lit « que la vie ait un sens (nord, sud, est, ouest ?), une densité, aimer… ».

Je crois en effet que nous coïncidions tous les trois sur ce verbe. Et c’est sans-doute ce qui nous semblait encore le plus accessible car le reste ressemblait plutôt à un panier rempli de fruits verts. Trouver un sens à ce que l’on vit est certainement, qui plus est, l’œuvre de toute une vie.

Les âges de la vie et le « devoir » social implicite.

Plus d´une fois lors de mes conversations avec des amis ou des rencontres chinoises, j´ai compris que pour être en phase avec les autres, il était important d’écarter de soi toute forme de marginalité et on s´en référait parfois aux « âges de la vie », balises portées par la conscience collective, déterminant une sorte de synchronisation obligatoire pour faire partie de l’orchestre social.

Une amie chinoise me fit un jour ce tableau générationnel :

« 20 ans, c’est l’âge d’apprendre,

30 ans, l’âge de fonder une famille,

40 ans, l’âge de tout savoir (pour un homme),

50 ans, l’âge de connaître la volonté de Dieu. »

Je ne dis rien pour les 40 ans peu paritaires mais elle donna une autre précision pour les filles que je ne connaissais que trop bien pour l´avoir observée de près : pour elles, l’âge critique, c’était 25 ans. Même si cela devient une réalité écrasante, ne pas être mariée au-delà de cet âge est une tare. Du coup, les parents sont beaucoup plus souples quand l’âge fatidique approche et encouragent leur fille à sortir fréquemment pour lancer l´hameçon autour d´elles et laisser mordre le futur gendre. La période devient donc assez stressante : c’est l’âge de forcer le destin. Tomber amoureuse ou, plus exactement, trouver un bon parti. Et ne pas se ronger les sangs de son choix par la suite…Pour résoudre ces problèmes existentiels, ou alors parce que l’esprit pragmatique est finalement le plus caractéristique des façons de penser en Chine, certaines jeunes femmes m’ont clairement dit que l’amour était secondaire. L’essentiel est de trouver le pilier solide sur lequel reposera la sécurité du foyer et on s’attache plus à voir en l’homme choisi le futur père (responsable, sérieux, protecteur) que l’amant, le complice, le compagnon. Toutes ces confessions semblent donner raison à ce proverbe tranchant, si prompt malheureusement à renforcer mes convictions : « Le mariage est le tombeau de la romance ».

Le bonheur dans tout cela donc ? Etre dans la norme avant tout, posséder…Le conflit des valeurs entre les générations laisse un certain vide face à cette quête mais se poser la question du bonheur c’est déjà y avoir un certain accès, c’est meubler le silence dans lequel se mure le jeune homme du Chemin de fer de l’espoir quand le journaliste lui pose cette « colle » : trop absorbé par la seule réalité qui l’entoure, aller gagner quelques sous en ramassant du coton dans le Xinjiang pour oublier la misère du Sichuan, il détourne le regard de la caméra et rive ses yeux tristes vers l’étendue stérile du paysage…Qu’est-ce que le bonheur quand on n’a rien ?


[1] « village » au sud du Fujian.


Photos : 1/bébé curieux dans le tulou du Fujian ; 2/ chez le frère de Tian Bao, avec son fils et sa femme et Cath ; 3/ Enfants du tulou, en ballade (Fujian).

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